Comprendre la Vacuité (śūnyatā, , không)

dans le bouddhisme

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Trinh Dinh Hy

 

La vacuité est un sujet qui exerce une grande fascination dans le monde bouddhiste, car elle est à la fois considérée comme le sommet, la quintessence de la pensée bouddhique et en même temps enveloppée d’un épais voile de mystère. Ce n’est pas par hasard que le sūtra qui l’incarne, le Sūtra du Cœur, se trouve parmi les écritures les plus vénérées et récitées dans la tradition du Grand Véhicule.

Mais la vacuité est aussi la notion la plus difficile à comprendre, et sans doute pour cela, la plus souvent commentée, interprétée, voire située au centre de discussions passionnées. Certains affirment même qu’il est illusoire de la définir intellectuellement, et que ce n’est que par l’intuition que l’on puisse saisir ce qui, comme elle, est au-delà de la pensée...

Il n’empêche que rien ne nous interdit de tenter d’approcher le sujet, et l’examiner  avec toute notre raison, le plus clairement et objectivement possible.

La vacuité dans le Sūtra du Cœur

Le premier fait historique qu’il faut reconnaître est qu’il s’agit essentiellement d’une notion du Grand Véhicule (Mahāyāna), une branche du bouddhisme née plus de 5 siècles après la disparition du Bouddha Gautama, donc apparue tardivement par rapport à la doctrine originelle.

C’est donc dans l’un des écrits les plus connus du Grand Véhicule, le Sūtra du Cœur (skr: Hṛdaya sūtra, sv: Tâm Kinh), que la vacuité est exprimée avec force dans la célèbre formule: « La forme est la vacuité, la vacuité est la forme » (skr: « rūpam śūnyatā śūnyataiva rūpam », sv: « Sắc tức thị không, không tức thị sắc »).

Ce Sūtra est encore appelé Prajñāpāramitā-hṛdaya (sv: Bát Nhã Ba La Mật Đa Tâm Kinh), car il fait partie du grand ensemble d’écritures bouddhiques appelé Prajñāpāramitā Sūtra, totalisant 600 volumes. Traduit en français par Perfection de Sagesse,il s’agit de textes rédigés en sanskrit, par des auteurs anonymes, en prose ou en vers, et considérés comme les plus précoces du Grand Véhicule, apparus dès le 1er s. avt JC. D’après Edward Conze, grand spécialiste des Prajñāpāramitā Sūtra, ceux-ci auraient évoluéen plusieurs périodes durant plus de dix siècles. D’abord une phase d’élaboration, d’un texte de base de 8000 lignes (Aṣṭasāhasrikā); puis une phase d’expansion jusqu’à 100000 lignes; ensuite une phase de contraction, et d’écriture en vers, jusqu’à 300 lignes (Sūtra du Diamant) et 25 lignes (Sūtra du Cœur); enfin, l’influence du tantrisme commençait à se sentir vers le 6è s.; l’essentiel de l’œuvre était établi vers le 7è s., mais des modifications mineures se sont encore opérées jusqu’au 12è s (1).

Les Prajñāpāramitā Sūtra ont été traduits du sanskrit en chinois dès le 2è s. par des moines-traducteurs, souvent originaires d’Asie Centrale, comme Lokakṣema (2è s), Kumārajīva (fin 4è – début 5è s), et des moines-pèlerins chinois comme Xuánzàng (sv: Huyền Trang)(7è s.), voyageant dans un sens et dans l’autre par la Route de la Soie.

Le Sūtra du Cœur était donc le sūtra le plus court (25 lignes, 262 caractères chinois), et le plus connu avec le Sūtra du Diamant (Vajracchedikā, sv: Kinh Kim Cương, 300 lignes). Il en existe 2 versions, une « longue » et une « courte », la plus populaire étant celle « courte » en chinois, dite de Huyền Trang. Cependant des études récentes par des spécialistes ont remis en cause l’attribution de ce texte à Huyền Trang, et conclu à une origine chinoise du Sūtra du Cœur, rédigé à partir d’une traduction d’un fragment d’un autre Sūtra (Pañcaviṃśatisāhasrikā, 25000 lignes) par Kumārajīva, ensuite rétro-traduit en sanskrit. Le Sūtra du Cœur serait donc un apocryphe chinois (2).

De plus, il serait non pas un condensé des Prajñāpāramitā Sūtra comme on le prétend souvent, mais un dhāraṇī c’est-à-dire un texte à apprendre par coeur en récitant régulièrement.

Dans dans sa version dite « courte » en sanskrit, le Sūtra du Coeur peut être subdivisé en 3 parties:

1) une courte introduction, avec le Bodhisattva Akita (c-à-d Avalokiteśvara, sv: Bồ Tát Quán Thế Âm), qui « après avoir pratiqué la profonde Perfection de Sagesse, vit que les 5 agrégats étaient vides et dépassa toutes les souffrances et afflictions ».

2) le corps du sūtra adressé à Śāriputra, qui est aussi l’essentiel du message dont nous reparlerons plus tard, et qui en gros affirme que « tous les dharma sont vides ».

3) la dernière partie, particulièrement emphatique, consiste en des louanges sur la Perfection de Sagesse, et l’insurpassable mantra qui conclut le sūtra.

Ce qui est tout à fait inhabituel dans ce sūtra, par rapport aux autres, c’est l’apparition pour la première fois du Bodhisattva Avalokiteśvara, représentant la compassion, qui sermone Śāriputra, un grand disciple du Bouddha réputé pour sa sagesse. Alors qu’habituellement c’est le Bouddha qui s’adresse à ses disciples Subhūti et Ananda. La conclusion est encore plus surprenante, se terminant par un mantra, donnant une tonalité magique au sūtra.

De fait, les biographes du moine-pèlerin Huyền Trang racontent que, lors d’un séjour au Sìchuān, il rencontra un vieil homme en guenilles, malade et couvert de pustules. Par compassion, il le fit recueillir dans un monastère et lui donna des soins. En reconnaissance, le malade lui communiqua le texte du Sūtra du Coeur qu’on lui avait appris. Depuis lors, le moine le gardait précieusement avec lui et le récitait régulièrement comme un sūtra protecteur tout au long de son difficile voyage dans l’Ouest, un périple passant par la Route de la Soie, parcourant l’Asie Centrale, l’Inde du nord-ouest jusqu’en Inde du sud, durant 17 ans.

De toute façon, le message essentiel du Sūtra du Coeur figure dans la seconde partie, le corps du sūtra, et de façon très condensée:

« La forme n’est pas différente de la vacuité. La vacuité n'est pas différente de la forme. La forme est la vacuité. La vacuité est la forme.

Il en est de même pour les autres agrégats: sensation, perception, formations mentales, conscience.

Tous les phénomènes sont vides, sans apparition ni disparition, sans pureté ni impureté, sans augmentation ni diminution.

Il n’y a ni sens, ni organe des sens, ni monde sensible. Pas d’ignorance ni de cessation de l’ignorance, pas de vieillesse et de mort, ni de cessation de la vieillesse et de la mort.

Il n’y a pas de souffrance, de cause à la souffrance, pas d’extinction de la souffrance ni de chemin qui y conduit.

Pas de sagesse ni d’acquisition de la sagesse, car il n’y a rien à acquérir. »

Le texte est concis, le style lapidaire, à l’emporte-pièce, si bien que l’on a l’impression d’une négation généralisée, en somme que « rien n’existe ». En fait, nous allons le voir, la signification de la « vacuité » est beaucoup plus subtile.

La signification de la vacuité

L’adjectif suñña (pali), śūnya (skr) est traduit en chinois par kōng , en sino-viêtnamien par không, en français par vide, en anglais par empty.

Le nom suññatā (pali), śūnyatā (skr) est traduit en chinois par kōngxìng , en sv. par tánh không, en français par vacuité, en anglais par emptiness.

Le mot sanskrit śūnya dérive de la racine svi, qui signifie « se gonfler », alors que le caractère chinois kōng comporte, en haut le caractère xué (sv: huyệt), qui signifie « grotte, cavité ».

Lorsque l’on dessine un cercle pour représenter la vacuité, on voit nettement en quoi se différencient le vide taoïste le vide bouddhiste. Dans le taoïsme, on insiste sur importance du vide, par opposition au plein, vide-creux sans quoi un objet n’existerait pas. C’est le cas par exemple d’une porte, d’un récipient, d’un trou de serrure. Dans le bouddhisme, c’est plutôt le contraste entre une apparence pleine-gonflée, et l’absence de consistance réelle. C’est le cas de bulles d’eau ou de savon, d’un arc-en-ciel, d’un éclair, d’un rêve (comme dans une stance du Sūtra du Diamant).

Il ne s’agit pas non plus du vide physique, qui se trouve entre les particules indivisibles des atomes, et dont est composée en grande partie la matière, comme le concevaient les philosophes dits « matérialistes » de l’antiquité grecque, Leucippe et Démocrite, et les physiciens modernes d’aujourd’hui.

Ainsi la vacuité des choses (dharma-śūnyatā), dans le bouddhisme, ne signifie pas le caractère vide par opposition au caractère plein (comme le taoïsme), elle ne signifie pas non plus la non-existence, le néant, ou le vide physique dans les atomes. Mais elle signifie la non-individualité, la non-existence propre, la non-substantialité, non-fixité, non-permanence.

Appliquée à l’homme (pudgala-śūnyatā), il s’agit de l’impersonnalité, de la non-individualité de l’homme, c-à-d du non-soi (skr: anātman, pali: anatta).

On peut alors se demander: pourquoi le Bouddha Gautama, qui a tellement insisté sur l’enseignement du « non-soi », n’a-t-il pas enseigné la « vacuité », une notion si proche?

Le Bouddha a t-il parlé de vacuité ?

Il est vrai que le terme pali suññatā est rarement mentionné dans le Canon pali. On le trouve seulement dans deux sūtra anciens: le Culasuññatā-sutta (Petit discours sur la vacuité)(3) et le Mahasuññatā-sutta (Grand discours sur la vacuité), faisant partie du Majjhima Nikāya. Dans le premier, le Bouddha s’adressa à son disciple le plus proche Ananda, qui lui demandait ce que signifiait « demeurer dans la vacuité »: « Dans cet ancien palais devenu monastère, le moine demeure dans la vacuité, en observant que son esprit est vide de perturbations accompagnant les remémorations de la vie d’autrefois ».

Dans un autre passage du Majjhima Nikāya, le Bouddha s’adressa à son grand disciple Sariputtā, qui s’était assis à côté de lui: «  Sariputtā, votre teint est clair et pur; ainsi vos sens vous donnent la sagesse. Dans quel état demeurez-vous actuellement? - Bienheureux maître, je demeure maintenant dans la vacuité. - Bien dit, bien dit, Sariputtā! Vous êtes sûrement avec des grands sages. Car c’est cela l’état des grands sages, la vacuité. »

Suññatā signifie donc dans le bouddhisme ancien: absence. Absence de ce qui n’existe pas en réalité, et que l’esprit imagine et fabrique.

La vacuité enseignée par le Bouddha est une vacuité psychologique: l’esprit vide de fabrications mentales, ne perçoit que les objets, les phénomènes présents, les choses telles qu’elles sont (yathā-bhūtaṃ). C’est donc aussi la « juste attention » (sammā-sati) enseignée par le Bouddha ou la méthode de méditation de « pleine conscience » (mindfulness).

Dans le Grand Véhicule, il s’agit plutôt d’une vacuité philosophique. Vous me diriez alors: quelle différence y a t-il entre une vacuité psychologique et une vacuité philosophique?

En fait, c’est un peu comme le non-soi etla vacuité. Le Bouddha, qui était un maître pragmatique, un médecin de l’âme, ne s’intéressait qu’à l’aspect psychologique des choses. « De même que l’eau des océans n’a qu’une saveur, le salé, mon enseignement n’a qu’un but, celui de la délivrance de la souffrance » (Cullavagga, IX, I, 4). Il écartait toutes les questions métaphysiques, ontologiques, telles: l’univers est-il infini ou non, éternel ou non, où va l’âme après la mort, l’âme et le corps sont-ils la même chose ou non… Toutes ces questions, il les appelait avyātaṛka, c-à-d des questions sans réponse, et qui font perdre du temps inutilement.

Malheureusement, une centaine d’années après sa disparition, ces questions qui hantaient depuis longtemps la société indienne, et auxquelles avaient déjà essayé de répondre les religions Védiques et non-Védiques, sont revenues à la charge et ont contribué à diviser les fidèles bouddhistes en de nombreuses écoles philosophiques, chacune interprétant à sa façon ce que le  Bouddha avait volontairement laissé de côté.

C’est dans ce contexte de bouillonnement philosophique, plus de 5 siècles après la disparition du Bouddha, soit vers le début de notre ère, qu’est apparu ce concept majeur du Grand Véhicule, la vacuité. Celle-ci a été exprimée dans 2 grandes oeuvres: l’une littéraire, Prajñāpāramitā sūtra (Perfection de Sagesse), surtout connue à travers le Sūtra du Diamant et le Sūtra du Cœur; l’autre philosophique, de Nāgārjuna et son Ecole du Milieu (Madhyamaka).

Si bien que pour bien comprendre la vacuité, il est indispensable de se référer à l’œuvre de Nāgārjuna, dont la philosophie est virtuellement identique à celle de la Perfection de Sagesse, mais dont l’expression est plus logique, argumentée et précise.

La vacuité selon Nāgārjuna

Nāgārjuna (sv: Long Thụ), était un moine bouddhiste, philosophe logicien, indien classé parmi « grands philosophes » par Karl Jaspers, au même titre que Lao Tseu, Héraclite, Spinoza, et parfois considéré comme un second Bouddha ou du moins un Bodhisattva pour les adeptes du Grand Véhicule. Sa vie est par contre très mal connue. On sait seulement qu’il a vécu entre 150 et 250 apr JC, qu’il était probablement originaire de l’Inde du sud-est, près d’Amarāvatī, un grand centre bouddhique de la province d’Andhra Pradesh sous la dynastie des Savatahana; et qu’après avoir été ordonné moine il est parti étudier à Nalanda, une Université bouddhique réputée située dans l’état de Bihar, autrefois royaume du Maghada où vivait le Bouddha. A noter près d’Amarāvatī une localité qui porte son nom, Nāgārjunakoṇḍa, la colline de Nāgārjuna, où il existait un grand stupa entouré de nombreux temples. Dans les années 1950, la vallée alentour a été enfouie sous les eaux d’un barrage construit sur le fleuve Krishna, mais heureusement les temples avaient été auparavant déplacés et relocalisés sur la colline, si bien qu’aujourd’hui on peut encore aller les visiter par bateau.

On a attribué à Nāgārjuna une centaine d’ouvrages, mais pour les spécialistes une dizaine seulement peuvent être considérés comme authentiques. La plupart des originaux en sanskrit ont été perdus et il n’en subsiste que des traductions chinoises et tibétaines. La principale œuvre résumant sa philosophie est le Traité du Milieu (Mūlamadhyamaka-kārikā ou Madhyamaka-śāstra (sv. Trung Luận), comportant 450 stances, réparties en 27 chapitres. Par contre, il est établi aujourd’hui que les célèbres « Commentaires sur la Perfection de Sagesse » (Māhaprajñāparamitopadeśa, sv: Đại Trí Độ Luận) attribués à Nāgārjuna n’était pas de lui mais d’un auteur chinois.

Dans le Traité du Milieu,  Nāgārjuna  utilise une méthode appelée prasaṅga vākya (ou réduction à l’absurde), c’est-à-dire en obligeant par le raisonnement logique de faire reconnaître à son adversaire l’absurdité de son propre point de vue.

Tout d’abord, il énonce ses célèbres 8 négations: « Il n’y a pas d’apparition, ni de disparition; pas de continuité, ni de discontinuité; pas d’identité, ni de différence; pas d’arrivée, ni de départ », ce qui revient à une réfutation des contraires, ou dualisme, qui ne sont qu’une fabrication de l’esprit, sans aucune réalité.

Ensuite, sur la causalité, en démontrant que « Les dharma (c’est-à-dire  les choses) ne naissent pas d’elles-mêmes, ni d’autres choses, ni d’elles-mêmes et d’autres choses en même temps, ni spontanément », il réfute toute relation de causalité entre les choses en tant qu’entités. La relation de causalité, pour Nāgārjuna, est aussi une fabrication de l’esprit.

La vacuité tient une place particulière dans la philosophie de Nāgārjuna, puisque son Ecole est encore appelée śūnyatāvada, l’Ecole de la vacuité.

Il y a deux erreurs souvent commises dans la compréhension de la vacuité:

1) Prendre la vacuité pour le néant (skr: abhavā; bhavā = être, litt. devenir)

2) Au contraire, prendre la vacuité pour une entité, une existence-propre ou une nature-propre (svabhavā), voire l’absolu, la Vérité avec un grand V.

Ces deux attitudes extrêmes sont toutes deux dénoncées par le Bouddha, qui enseigne la « Voie moyenne » (madhyamā pratipad, sv: trung đạo), par exemple dans ce discours fait à l’un de ses disciples, Kaccayana, qui l’interrogea sur « qu’est-ce que la vue juste »: « Ce monde s’oriente habituellement vers deux points de vue: tout existe (c’est l’éternalisme) et rien n’existe (c’est le nihilisme). Evitant ces extrêmes, le Tathagatha vous enseigne la voie moyenne. C’est la coproduction-conditionnée » (dans Samyutta Nikaya 12.15)(4).

C’est aussi bien sûr, le point de vue de Nāgārjuna, d’où le nom de son Ecole du Milieu (Madhyamaka, sv: Trung Quán).

La vacuité, autrement dit la coproduction conditionnée

Ce qu’il faut bien voir, c’est qu’à travers la vacuité, Nāgārjuna comme le Bouddha, nie l’existence d’une nature-propre, intrinsèque, des choses (svabhāva, sv: tự tánh). C’est ce que l’on appelle nisvabhāva.

Les choses (ou phénomènes) n’ont pas de nature-propre, mais dépendent de conditions (pratyaya), comme le montre Nāgārjuna dans une stance importante: « Les dharma apparaissent en raison de la coproduction conditionnée (pratītyasamutpāda, sv: duyên khởi), que j’appelle śūnyatā, qui est aussi dénomination (prajñapti) et voie moyenne (madhyama pratipad) » (MK 24:18).

La coproduction conditionnée, encore appelée production en dépendance (skr: pratītya-samutpāda, sv: duyên khởi) est résumée dans une stance du Majjhima Nikāya et du Samyutta Nikāya, du Canon pali: « Quand ceci est, cela est. Ceci apparaissant, cela apparaît. Quand ceci n’est pas, cela n’est pas. Ceci cessant, cela cesse. » Autrement dit, tous les phénomènes, toutes les choses existantes, sont conditionnés, liés les uns aux autres, interconnectés, interdépendants. Le Maître Zen Thich Nhât Hanh lui donne aussi le nom d’« Inter-être ». Ce sont les conditions qui relient toutes les choses entre elles (pali: paccaya, skr: pratyaya, sv: duyên).

Ainsi donc, Nāgārjuna a montré qu’il existait une étroite relation entre toutes ces notions de non-soi (anātman), de vacuité (śūnyatā), de voie moyenne (madhyama pratipad), de dénomination (prajñapti) qui se trouvent englobées dans la coproduction conditionnée (pratītyasamutpāda), laquelle constitue la base, le pilier principal de la philosophie bouddhiste. Comme disait le Bouddha: « Celui qui voit la coproduction conditionnée voit aussi le Dharma, celui qui voit le Dharma voit la coproduction conditionnée  » (5).

Pour illustrer la « dénomination », prenons comme exemple quelques figures formées par 3 petits bâtonnets, que l’on va disposer différemment les uns par rapport aux autres. En les mettant comme ceci, j’obtiens un A, comme cela, un H, ou encore un U. En disposant autrement, je fais apparaître un triangle ou une lettre Delta grecque, le numéro 10 chinois, ou une croix de Lorraine, ou encore le caractère chinois , qui signifie « terre ». Toutes ces figures n’ont aucune réalité propre, elles dépendent simplement de la disposition de ces 3 segments de droite, comment et par qui elles sont interprétées…

On a l’impression lorsqu’on regarde superficiellement les choses, qu’elles sont bien individualisées, indépendantes, séparées les unes des autres. En réalité, elles sont toutes reliées, interconnectées, interdépendantes, interactives, aussi bien à l’échelle moléculaire, par exemple au niveau de protéines constituant un organisme vivant, qu’à l’échelle du cosmos, au niveau des étoiles, des planètes et des astéroïdes. Ou encore dans le cerveau, formé de centaines de milliards de neurones fonctionnant en réseaux, interconnectés, s’envoyant des signaux à travers de milliards de fibres, de façon ordonnée mais extrêmement complexe. De plus, tout se modifie à chaque fraction de seconde, si bien qu’une appréhension figée du monde est impossible.

Mais il ne s’agit pas simplement d’une interprétation théorique, d’une vision holistique du monde, déjà pressentie par le Bouddha il y a plus de 25 siècles, bien avant la science moderne. Il s’agit aussi et surtout d’une application pratique de sa doctrine.

Pour le Bouddha, la tendance naturelle chez les humains, qui est de voir les choses comme des entités indépendantes, permanentes, éternelles, constitue une erreur fondamentale, une vue erronée (skr: dṛṣti,  sv: kiến), à l’origine de souffrance et d’afflictions.

La compréhension profonde de la vacuité, qui est aussi synonyme de « perfection de sagesse », est donc une méthode thérapeutique, permettant de libérer chacun de ses attachements, et de lui apporter paix et sérénité.

La vacuité de la vacuité

Mais il faut prendre garde, souligne Nāgārjuna, car la vacuité est elle aussi vide. C’est la vacuité de la vacuité, qui empêche celle-ci de constituer une réalité supérieure, ultime. De plus, si l’on la considère comme un concept supplémentaire, si l’on s’attache à la vacuité, alors on se crée un nouveau dṛṣti, et se trouve comme un malade qui, en prenant un médicament, aggrave son état et devient incurable...

Les deux vérités enseignées par le Bouddha 

Enfin Nāgārjuna explique pourquoi la vacuité peut paraître contradictoire avec l’enseignement originel du Bouddha. C’est qu’il faut distinguer les 2 aspects de la vérité enseignée par le Bouddha: la vérité relative, conventionnelle (skr: saṃvṛti satya, sv. tục đế), et la vérité absolue, ultime (skr: paramārtha satya, sv. chân đế). «  Ne pas les différencier, c’est ne pas comprendre la signification profonde du bouddhisme » (MK 24:8-9).

La vérité relative est ce que le Bouddha a enseigné: les 4 Nobles vérités, les 5 agrégats, la loi de cause à effet, les 12 liens de conditionalité. La vérité absolue est la vacuité, c-à-d la coproduction conditionnée. La vérité relative, conventionnelle, est celle du monde empirique ordinaire, de la vie courante, utile pour l’enseignement, la pratique. En fait, elle est inséparable de la vérité absolue, ultime, au-delà de l’expression verbale, véritable nature du monde phénoménal.

Mais le Bouddha et Nāgārjuna s’arrêtent là au sujet de la vérité absolue, ultime. « Il n’y a qu’une vérité absolue, c’est la vacuité ». Autrement dit, « la vérité ultime est qu’il n’y a pas de vérité ultime », ce qui rappelle étrangement la phrase du philosophe Jules Lagneau, « il n'y a qu'une vérité absolue, c'est qu'il n'y a pas de vérité absolue ». 

C’est dans les siècles suivants qu’avec l’apparition de sūtra développant les notions d’« embryon de Bouddha » (tathāgatagarbha), de « nature-de-Bouddha » (buddhata), d’« Ainsité » (tathāta), que la vacuité devient synonyme de la Vérité absolue, d’après les Ecoles tardives du Grand Véhicule. En assimilant la vacuité à la « vraie existence », à l’« essence éternelle », ces Ecoles se sont-elles aperçu de leur déviation, voire de leur virage à 180° de l’enseignement originel du Bouddha?

En résumé, comment comprendre la « vacuité »?

Il n’est certainement pas facile de comprendre en quelques pages et en peu de temps le sens profond de la vacuité, mais l’essentiel est sans doute de prendre son temps et de garder l’esprit clair, en ne se laissant pas entraîner par de fausses interprétations: la vacuité comme « néant », comme vide physique, et la vacuité comme « existence éternelle ».

Développée dans les Prajñāpāramitā sūtra et dans l’oeuvre de Nāgārjuna, présentée comme un concept-clé du Grand Véhicule, la vacuité prend ses racines en fait dans l’enseignement originel du Bouddha, c’est-à-dire le non-soi, la coproduction conditionnée, la voie moyenne et l’absence de nature-propre.

Vacuité signifie simplement que tous les phénomènes sont sans individualité, sans substantialité, sans permanence. Que toutes choses sont liées, interconnectées, interdépendantes, interactives.

La vacuité psychologique des origines est devenue la vacuité philosophique, mais l’application pratique, thérapeutique reste la même: il s’agit toujours de se délivrer de la souffrance, et de se libérer des illusions.

En lâchant-prise, en ne s’attachant pas aux choses de ce monde (dont soi-même fait partie), non seulement sur le plan matériel, mais encore sur le plan mental, aux idées, aux suppositions, aux souvenirs, aux projets, aux émotions... Tout ce qui n’existe pas, en réalité, et qui sont à l’origine de nos afflictions et souillures (pali: kilesa, āsava; sv: phiền não, lậu hoặc), dans le langage du Bouddha, et de nos émotions négatives, dans le langage moderne d’aujourd’hui.

                                                                                              Olivet, le 5/3/2018

Trinh Dinh Hy

Références bibliographiques

(1) The Perfection of Wisdom in Eight Thousand Lines & its Verse Summary, Translated by Edward Conze

http://huntingtonarchive.org/resources/downloads/sutras/02Prajnaparamita/Astasahasrika.pdf

(2) The Heart Sūtra: a Chinese apocryphal text? - Jan Nattier (1992).

Journal of the International Association of Buddhist Studies. 15 (2) 153-223

(3) Cula-suññata Sutta: The Lesser Discourse on Emptiness, translated from the Pali by Thanissaro Bhikkhu, 1997

https://www.accesstoinsight.org/tipitaka/mn/mn.121.than.html

(4) Kaccayanagotta Sutta: To Kaccayana Gotta (on Right View), translated from the Pali by

Thanissaro Bhikkhu, 1997

https://www.accesstoinsight.org/tipitaka/sn/sn12/sn12.015.than.html

(5) En pali: “Yo paticcasamuppadam passati, so dhammam passati; yo dhammam passati, so paticcasamuppadam passati”) (Majjhima Nikāya, I, 190-191).