Le Chán (Zen, Seon ou Thiền)

Partie 2/2 : L’esprit du Chán, à travers quelques gōng’àn (kōan)

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        (D2) Nous préférons parler de l’esprit du Chán plutôt que de la philosophie du Chán, car le Chán n’est pas à proprement parler un système philosophique, même s’il était profondément enraciné dans le bouddhisme et le taoïsme.

        L’esprit du Chán est connu pour être difficile à définir, à cerner, et à analyser intellectuellement.

        (D3) Dans les années 1930, a eu lieu un débat à ce sujet  entre deux spécialistes de la philosophie orientale: l’érudit japonais Daisetz Suzuki, connu pour avoir apporté la connaissance du Zen au monde occidental, et le philosophe et écrivain chinois Hú Shì (Hồ Thích).

        PourD. Suzuki, le Zen est irrationnel,illogique et au-delà de la compréhension humaine, c-à-d d’une tout autre dimension, inaccessible à une approche intellectuelle rationnelle (1).

        Hú Shì (Hồ Thích)était en total désaccord avec ce point de vue. Pour lui, le mouvement Chán fait partie intégrante de l’histoire de la pensée chinoise, et même s’il paraît irrationnel et illogique, son enseignement peut parfaitement être étudié et compris par une approche historique, en plaçant chaque cas dans son contexte particulier(2).

(Comment le Chán était-il enseigné en Chine ?)

        (D4) Voyons tout d’abord comment le Chán était enseigné en Chine, suivant les 3 périodes que nous avons vues : la période légendaire des « 6 premiers Patriarches », la période classique des grands maîtres iconoclastes, et la période  littéraire de la maturité. Autrement dit, comment l’esprit Chán a été transmis d’une génération à l’autre, par une relation essentielle, qui était celle « de maître à élève ».

        En effet, la transmission du Dharma devait en principe se faire directement, et non pas par l’intermédiaire de moyens d’instruction, comme l’énonçait le quatrain fondateur du Chán : « Transmission en dehors de l’enseignement, ne reposant pas sur les écritures... ».

        (D5) Dans les périodes légendaire et classique, les maîtres Chán n’ont guère laissé d’enseignement par écrit, certains, comme Vân Môn, interdisant même à leurs élèves de prendre des notes.

        Néanmoins, après leur disparition, certains élèves consignaient leur enseignement dans des recueils appelés « Entretiens » (ngữ lục), tels les « Entretiens de Mã Tổ, de Triệu Châu, de Lâm Tế, de Vân Môn », etc... Ces « Entretiens », dont les plus célèbres étaient de Lâm Tế (Lâm Tế Lục), étaient relativement succincts et ne comportaient aucun commentaire. (3)

        Dans la période littérairepar contre, sous la dynastie des Tống, sont apparus de nombreux et volumineux recueils, ajoutant à la compilation d’histoires anciennes des commentaires de leur auteur. Il s’agit des recueils de gōng’àn (jap. kōan), qui étaient devéritables moyens d’enseignement, aidant à la réalisation des élèves. En effet, le nombre d’élèves s’est tellement accru (jusqu’à 1000 à 2000 par maître), que de nouveaux moyens d’enseignement sont devenus nécessaires, entraînant un certain formalisme et une relative perte de fraîcheur et de créativité dans la relation de maître à élève.

        (D6) Dans cette catégorie, on note 4 principaux recueils:

        1. le Recueil de la Transmission de la Lampe (Truyền Đăng Lục),

        2. le Recueil de la Sérénité (Thung Dung Lục)

        3. le Recueil de la Falaise Turquoise (Bích Nham Lục),

        4. le Passe-Sans-Porte (Vô Môn Quan)

        Plus ou moins volumineux (allant d’un à 30 volumes), rédigés entre le 11è et le 14è siècle, souvent en plusieurs fois, ils comportent un nombre variable d’anecdotes et de dialogues (de 48 à 600), recoupant parfois entre eux, et accompagnés de commentaires.

        Parmi eux, le plus simple et accessible est sans doute « Passe-Sans-Porte », comportant seulement 48 gōng’àn, chacun suivi de commentaires et d’un court poème de l’auteur, réunis en un seul volume.

(D7) Qu’est-ce qu’un gōng’àn, et quelle est son utilisation ?

        Gōng’àn (jap. kōan), signifie étymologiquement « gōng = public, àn = jugement ;  jugement  public ». C’est un problème ou un sujet de méditation, qu’un élève reçoit de son maître, et doit garder présent à l’esprit, sans recourir à la réflexion et au raisonnement logique, jusqu’à ce qu’un jour la solution lui apparaisse soudainement et intuitivement, dans toute sa clarté. Il s’agit habituellement d’une anecdote ou d’un dialogue entre maître et élève, dont la particularité est d’être paradoxale, c’est-à-dire contraire au sens commun, à la logique, voire absurde.(4)

        Parmi les gōng’àn, on distingue le thoại đầu (enjap. wato), signifiant « mot, tête », qui est un mot ou une expression-clé, une question fondamentaleposée par un maître. Par exemple : « Quel est votre visage originel avant la naissance de vos parents? » ou « Lorsque l’on frappe des deux mains, un son se produit; quel est le son d’une main? ».

        (D8) En pratique, le gōng’àn est un moyen d’éducation, un complément utile à la méditation et souvent utilisé par l’école Lâm Tế (Rinzai au Japon), partisan de l’ éveil subit, alors que l’école Tào Động (Sōtō au Japon), partisan de l’ éveil graduel, le considère comme secondaire, voire inutile.

        En quelques siècles, son usage s’est de plus en plus répandu, si bien qu’il est devenu une sorte de passage obligé, de sujet de thèse conventionnel, remplaçant la transmission directe “d’esprit à esprit” entre maître et élève. Cet effet pervers a été critiqué par certains maîtres eux-mêmes, en mettant en garde contre toute généralisation, car chaque histoire s’est passée dans un contexte particulier, dans une relation personnelle entre maître et élève.

        C’est le Recueil « Passe-Sans-Porte » dont nous allons nous servir, pour essayer de comprendre l’esprit du Chán, à travers ses gōng’àn.

Présentation de « Passe-Sans-Porte » et de son auteur Wúmén

        (D9) « Passe-Sans-Porte » (Vô Môn Quan) est un recueil de gōng’àn qui a été compilé et publié en 1229 par Vô Môn Huệ Khai (1183–1260), un moine de la branche Dương Kỳ de l’Ecole Lâm Tế, et dont le nom signifie « sans porte, ouverture vers la sagesse ».(5)

        Ayant lui-même reçu de son maître Nguyệt Lâm Sư Quán un gōng’àn sur le « » de Triệu Châu,il s’y appliquait pendant6 ans avec tellement d’assiduité qu’au lieu de se reposer entre les séances de méditation, il marchait de long en large dans le couloir et se cognait la tête contre un pilier pour se réveiller. Un jour, en entendant la cloche sonner l’heure du repas, il réalisa soudainement l’éveil et composa à cette occasion un poème:

        « Un coup de tonnerre dans un ciel ensoleillé,

        Tous les êtres sur terre ouvrent les yeux.

        L’univers en un seul mouvement s'incline,

        Le Mont Sumeru saute de joie et danse. »

        Il courut annoncer la nouvelle à son maître, qui lui demanda: « Pourquoi diable cours-tu ainsi? ». Il poussa un cri, son maître fit de même, il cria encore, puis ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Peu après, Vô Môn composa un quatrain ne comportant que le mot : « Vô Vô Vô Vô Vô, Vô Vô Vô Vô...»

       (D10) Passe-Sans-Porte est la traduction française de Vô Môn Quan. Vô Môn qui est le surnom de l’auteur, signifie « sans porte ». Guān signifie « passage, porte ». Cette expression paradoxale de « passage (à travers un mur ou une barrière) sans porte » est sans doute liée à la notion de « vacuité » dans le Chán. Si l’on réalise cela, la porte - qui est une fabrication de l’esprit - disparaît et le passage se fait tout seul.

        Le recueil se compose de 48 courtes histoires ou anecdotes, appelées « règles » (tắc), dont les principaux personnages sont des maîtres Chán et leurs élèves, et parfois le Bouddha lui-même, ses grands disciples ou des Bodhisattva.

        Chaque histoire est suivie d’un commentaire, puis d’un quatrain de l’auteur, sur un ton souvent humoristique et moqueur, parfois irrespectueux. Le but est de provoquer le « grand doute », qui était l’un de ses procédés d'enseignement favoris.

        Sur les 48 gōng’àn, nous choisirons les 15 plus représentatives, en les regroupant par thèmes.

(D11) 1er thème : La négation ()

        Elle occupe une place primordiale, comme l’atteste le commencement du recueil par la Règle 1, « Le chien de Triệu Châu »:

        « Un moine demanda à Triệu Châu: ‘Le chien a t-il aussi la nature-de-Bouddha?’ – Non! (Vô!)’, lui répondit Triệu Châu ». 

        Triệu Châu était un maître Chán original et réputé du 9è siècle, qui a laissé un grand nombre de gōng’àn. Celui-ci, sur la nature-de-Bouddha chez le chien est sans doute l’un des plus célèbres, ayant provoqué l’éveil chez de nombreuxélèves devenus maîtres Chán, parfois par le seul mot « Vô », qui signifie « non ».

        Ici, l’élève à qui on avait toujours répété que « tous les êtres vivants possédaient la nature-de-Bouddha » a été probablement désarçonné par la négation «  » brutale du maître.

        En réalité, la signification de la réponse dans ce gōng’àn n’a aucune importance. A la même question posée une autre fois par un autre moine, Triệu Châu aurait répondu par l’affirmative « hữu » (oui) ! La réponse dépend en fait de l’interlocuteur, ou plus exactement de la réaction que le maître veut provoquer chez l’élève.

        Dès le moment où celui-ci cherche la réponse, hésite un seul instant entre non et oui, ou s’égare entre l’être et le non-être, il est déjà dans l’erreur. Le « » de Triệu Châu est ainsi comparable à une épée qui oblige à lâcher, en tranchant net toute prise conceptuelle...

        (D12) Un autre exemple de réponse négativeest donné dans la Règle 33, « Ni l’esprit ni le Bouddha »:

        « Un moine demanda à Mã Tổ : ‘Qu’est-ce que le Bouddha ?’- Ni l’esprit ni le Bouddha’, répondit celui-ci. »

        La négation icine se comprend bien que si l’on la place à côté de l’affirmation de la Règle 30,« L’esprit même c’est le Bouddha »:

        « Đại Mai demanda à Mã Tổ : ‘Qu’est-ce que le Bouddha ?’- L’esprit même, c’est le Bouddha’, répondit le maître ».

        Ces deux réponses apparemment contradictoires montrent qu’en réalité leur sens n’a guère d’importance aux yeux du maître Chán. Il s’agit seulement de provoquer un choc psychologique chez l’interlocuteur par une réponse adaptée à son état d’esprit. Lorsque quelqu’un recherche le Bouddha à l’extérieur, le maître le ramène à son mental intérieur. Lorsque quelqu’un s’accroche à son mental, le maître sème chez lui le doute, et lui assène un coup assez fort pour lui faire lâcher prise.

        (D13) Dans la Règle 3,« Le doigt de Câu Chi», le mot n’est plus prononcé, mais l’action fut un retentissant :

        « En réponse à des questions qu’on lui posait sur le Chán, le maître Câu Chi ne faisait que lever un doigt. Un jeune novice se mit à l’imiter, et à quelqu’un qui lui posa la question : ‘Quelle est l’essence de la Loi que prêche votre maître ?’, il leva lui aussi un doigt. Ayant appris cela, Câu Chi prit un couteau et lui coupa l’extrêmité du doigt. Le novice s’enfuit en larmes, criant de douleur. Rappelé par Câu Chi, il se retourna, et vit celui-ci lever le doigt à son tour. C’est alors qu’il réalisa soudainement l’éveil. A l’approche de sa mort, Câu Chi confia à ses disciples: ‘J’ai obtenu le Chán à l’aide d’un seul doigt, de mon maître Thiên Long, et je l’ai utilisé inépuisablement toute ma vie.’»

        (D14) Il est certain que l’éveil du jeune novice n’avait rien à avoir avec son doigt, ni celui de Câu Chi. Ce serait plutôt le contraste frappant entre le doigt indemne du maître et celui coupéde l’élève, qui aurait permis comme un éclair de transpercer le nuage épais de son ignorance. L’action du maître, à la manière de Tổ, fut brutale certes mais salutaire. Sans celle-ci, l’élève serait longtemps resté attaché au doigt et dans l’erreur de « prendre le doigt pour la lune », pour reprendre une expression bouddhique bien connue.

(D15) 2è thème : La négation de la négation

        L’histoire suivante figure dans un autre Recueil de gōng’àn, mais elle est édifiante, car elle nous montre que dans l’esprit du Chán, l’attachement à la négation même doit être abandonné :

        « Un moine rendit visite à Triệu Châu et lui dit: ‘Je n’ai rien apporté avec moi.’- Abandonnez’, répondit le maître. – Mais je n’apporte rien. Que dois-je abandonner?’- Si vous ne pouvez rien abandonner, allez-vous en en l’emportant.’ Sur ces mots, le moine réalisa l’éveil

        Dans cette histoire, le moine était préoccupé par le fait de venir les mains vides, il était attaché à ce rien, et ce fut la réponse de Triệu Châu, niant la négation, qui lui a fait réaliser que ce rien n’existait vraiment pas.

(D16) 3è thème : Le piège de la dualité

        La Règle 5, « Hương Nghiêm et l’arbre » nous donne un exemple d’une impasse devant une dualité :

        « Le maître Hương Nghiêm dit : ‘Supposons qu’un homme soit suspendu à un arbre au-dessus d’un précipice, se tenant uniquement par les dents à une branche, sans pouvoir se servir de ses mains ni de ses pieds. Et que quelqu’un lui demande alors: ‘Quel est le sens de la venue en Chine du premier patriarche?’ En ne donnant pas de réponse, il contrevient à l’attente du questionneur. En répondant, il tombe dans le précipice et perd la vie. Que doit-il faire alors? »

        Le commentaire de Vô Môn pour cette Règle se termina par un poème acerbe :

        « Hương Nghiêm crée vraiment des histoires,

        Sa méchanceté est sans limites,

        Il rend le pauvre moine muet,

        Et fait jaillir des yeux de démon de tout son corps ».

        Bien sûr, il ne peut y avoir de réponse valable. L’élève se retrouve dans une impasse, et c’est ce que recherche le maître, en lui faisant réaliser que l’impasse résultant de cette dualité n’est qu’une création de toute pièce, une illusion comme tant d’autres, et dont l’auteur n’est que lui-même.

        (D17) Dans la Règle 43, « Le bâton de bambou de Thủ Sơn », la question est l’appellation de l’objet-même :

       « Le maître Thủ Sơn montre un bâton de bambou aux moines et dit: ‘Si vous appelez ceci un bâton de bambou, vous vous compromettez. Si vous ne l’appelez pas bâton de bambou, vous êtes dans l’erreur. Alors, comment l’appelez vous ?’ »

        En pressant ses élèves de répondre, le maître les accule dans une impasse : impossible d’utiliser la parole, impossible de ne pas l’utiliser. Nommer l’objet, c’est s’attacher au nom, ne pas le nommer, c’est nier la réalité. La seule façon de s’en sortir, c’est d’aller au-delà de cette dualité, soit en s’exprimant sans parole, soit en démontrant que la question est absurde.

(D18) 4è thème : S’exprimer sans parole

        La Règle 40, « Qui Sơn renverse la carafe d’un coup de pied » illustre très bien la compréhension au-delà de la parole dans l’esprit Chán :

        « Qui Sơn était chargé de la cuisine dans la communauté des moines du maître Bách Trượng. Celui-ci devait désigner parmi ses élèves le maître du Mont Đại Quy. Il convoqua Qui Sơn et le Supérieur Hoa Lâm afin de départager par un débat devant la communauté. Bách Trượng posa une carafe d’eau par terre et demanda: ‘Sans l’appeler carafe, comment le désignez-vous ?’ – On ne peut l’appeler un bout de bois’, répondit le Supérieur. (D19) Bách Trượng se tourna vers Qui Sơn. Celui-ci, sans dire un mot, renversa la carafe d’un coup de pied et s’en alla. Bách Trượng conclut en riant : ‘Le Supérieur a été battu par la montagne’ (Sơn signifie ‘montagne’), et nomma celui-ci fondateur de Đại Quy. » 

        Ainsi, alors que le Supérieur Hoa Lâm se trouvait encore englué dans la description verbale, Qui Sơn est parvenu à s’affranchir de toute entrave, dépassant la parole, l’affirmation et la négation, en désignant d’un simple geste l’objet, qui est immédiatement reconnu sans ambiguité.

5è thème : L’absurdité de la question

        Une autre façon de répondre est de démontrer l’absurdité de la question, ou bien le caractère illusoire du choix entre deux réponses. A question absurde, réponse absurde, pourrait-on dire.

        (D20) Ainsi le montre la fameuse Règle 14, « Nam Tuyền fend le chat » :

        « Comme deux groupes de moines des salles Est et Ouest se disputèrent un chat, le maître Nam Tuyền saisit l’animal et leur dit: ‘Si vous pouvez dire un mot, il aura la vie sauve. Sinon, je le fendrai avec cette épée’. Les moines restaient muets. Alors Nam Tuyền fendit le chat. Le soir, lorsque Triệu Châu rentra, le maître lui raconta l’histoire et lui demanda comment il aurait réagi. Sans dire un mot, Triệu Châu se déchaussa, posa une chaussure sur sa tête et s’en alla. Nam Tuyền soupira : « Si tu étais là, tu aurais pu sauver le chat ».

        En écoutant cette histoire, des âmes sensibles seraient sans doute choquées par la cruauté de Nam Tuyền envers le chat: comment un maître Chán, un moine, pourrait-il tuer un animal pour éprouver ses élèves? Qu’en est-il de la compassion, de l’empathie bouddhiste? Certes, on peut aussi se poser la question de la véracité de cette anecdote. Ne s’agit-il pas plutôt d’un objet, par exemple d’une figurine en bois que les moines se disputaient et que le maître détruirait si ceux-ci échouaient dans leur plaidoirie? En tout cas, il n’est pas question ici de moralité, et dans l’esprit du Chán, l’attachement à la moralité est lui-même une entrave à la réalisation de la nature de soi.

        Les disciples se retrouvent là encore devant un choix impossible, on pourrait dire cornélien: si l’un d’eux ouvrait la bouche pour réclamer l’appartenance du chat à son groupe, ou même pour implorer la vie sauve au chat, il serait dans l’erreur; et ne rien dire conduirait à ce que l’on sait...

        Dans ce gōng’àn, il faut surtout voir que le geste farfelu et excentrique de Triệu Châu était en réalité une parade extrêmement habile, comme un coup d’épée arrêtant net l’attaque du maître: à question absurde, réponse absurde; à action de fou, réaction de fou. Par son geste, Triệu Châu a montré que l’action de tuer le chat était aussi absurde et folle, que de mettre une chaussure sur la tête. Le maître a reconnu sa défaite, et le chat aurait pu être sauvé...

6è thème : Les réponses incongrues : un rappel à l’instant présent

        (D21) Dans de nombreuses histoires Chán, les réponses des maîtres apparaissent comme incongrues, grotesques, absurdes ou complètement à côté de la question.

        Dans la Règle 18, « Động Sơn et les trois livres de lin » :

        « Un moine demanda au maître Động Sơn: ‘Qu’est-ce que le Bouddha ? – Trois livres de lin’, répondit celui-ci ».

        (D22) Dans la Règle 37,« Le cyprès dans le jardin » :

        « Un moine demanda à Triệu Châu:‘Quel est le sens de la venue d’Occident du premier patriarche ? - Le cyprès dans le jardin’, répondit le maître ». 

        (D23) Dans la Règle 24,« Quitter la parole », la réponse est moins sèche, et empreinte de poésie :

        «Un moine demanda au maître Phong Huyệt: ‘La parole réduit, le silence sépare. Comment passer sans commettre d’erreur ?’ – Je me souviendrai toujours de l’atmosphère de Mars dans le Giang Nam, où les perdrix chantent parmi des centaines de fleurs parfumées’, répondit celui-ci. »

       Il s’agit d’un vers du grand poète Đỗ Phủ de la dynastie des Đường, permettant d’aller au-delà de la parole et du silence, et dans une certaine mesure de calmer l’anxiété de l’interlocuteur par la belle atmosphère sereine ainsi évoquée.

        Les réponses des maîtres Chán, aussi incongrues soient-elles, ne sont guère choisies par hasard. Elles visent à la fois à démontrer à l’interlocuteur l’impossibilité d’une réponse logique (l’entraînant dans le cercle infernal de la conceptualisation et de la parole), et à le faire revenir au présent immédiatement accessible (comme le cyprès que l’on voit dans le jardin, ou 3 livres de lin dont maître vient peut-être de parler, ou le poème qui lui revient à l’esprit).

        (D24) Ainsi dans la Règle 7,«‘Va laver ton bol !’», le maître rappelle à l’élève que le Chán n’est rien d’autre que l’attention à l’instant présent :

       « Un moine demanda à Triệu Châu:‘ Je viens d’entrer au monastère. Maître, enseignez-moi, je vous prie.’ – As-tu pris la soupe de riz ? – Oui. – Alors, va laver ton bol.’ Le moine saisit immédiatement ».

        Une anecdote semblable raconte la rencontre entre Triệu Châu et Lâm Tế. « Celui-ci était en train de se laver les pieds au bord de la rivière. ‘Quel est le sens de la venue d’Occident du premier patriarche?’ demanda Triệu Châu. – Vous voyez bien, je me lave les pieds’, répondit Lâm Tế. Le premier fit mine de tendre l’oreille en s’avançant vers l’autre. – Il faut que je vous verse une deuxième écope d’eau sale’, dit Lâm Tế.  Sur ce, Triệu Châu s’en alla ».

        Ainsi, tous les maîtres Chán n’ont de cesse que de rappeler à l’élève de revenir au présent, de vivre pleinement l’instant, de garder l’attention (niệm), c-à-d étymologiquement « garder le mental au présent ». Ceci n’est autre que l’observance de la juste attention (chánh niệm, pali: samma–sati), qui fait partie de l’Octuple Chemin enseigné par le Bouddha Gotama.

        Pour le pratiquant Chán, il n’y a rien qui ne soit Chán. Non seulement le lin, le cyprès, le bol de soupe, l’eau pour laver les pieds, mais aussi les montagnes, la mer, le chant des oiseaux, la crotte de cheval... : tout ce que perçoit l’esprit est Chán...

(D25) 7è thème : Le mental ordinaire, c’est la voie

        C’est ce qu’illustre la Règle 19, «Le mental ordinaire, c’est la voie »:

        « Triệu Châu demande à Nam Tuyền: ‘Qu’est-ce que la voie ?’- Le mental ordinaire, c’est la voie, répondit le maître. – Alors, comment l’atteindre ? – Si vous avez l’intention de l’atteindre, vous êtes déjà dans l’erreur. – Sans intention, comment savoir si c’est la voie ?- La voie n’appartient ni à la connaissance ni à la non-connaissance. Connaissance est illusion, non-connaissance est indifférence. Si vous atteignez la voie, c’est comme si vous vous trouvez devant la grande vacuité, comment discriminer le vrai et le faux par des mots ?’ Sur ce, Triệu Châu réalisa immédiatement l’illumination ».

        n commenta cette règle par le poème :

        « Au printemps, des fleurs par centaines, en automne la lune,

        En été le vent frais, en hiver la neige.

        Lorsqu’aucun souci ne vient troubler le mental,

        Ce n’est que du beau temps sur la terre. »

        Rien ne paraît plus simple que d’avoir un « mental ordinaire », simple, naturel, détaché, et pourtant ce n’est pas chose aisée, car le mental se complique souvent et il faut une pratique assidue pour le rendre « ordinaire ». Tout en ne le recherchant pas, car rechercher, comme le dit Nam Tuyền, c’est déjà s’encombrer d’idées inutiles, c’est déjà être dans l’erreur.

(D26) Enfin, 8è thème : Ne pas s’attacher aux apparences

        L’un des grands défauts humains est l’attachement à l’apparence et aux attributs imaginaires de divers personnages, notamment de ceux qu’ils respectent le plus.

        C’est ce que la Règle 21, « Bout de crotte séchée » dénonce :

        « Un moine demanda à Vân Môn: ‘Qu’est-ce que le Bouddha ?’ – Un bout de crotte séchée, répondit le maître. »

        Pour un croyant monothéiste, ce serait un blasphème de traiter Dieu ou son envoyé ainsi. Pour un bouddhiste fervent, une injure grossière et irrespectueuse. Mais dans le Chán, il n’est pas rare d’entendre d’autres paroles inconvenantes, comme: « Ne rêve pas à haute voix! », ou bien  « Rince-toi la bouche après ces mots qui puent », ou encore « Verse-moi de l’eau pour que je me lave les oreilles »...

        En réalité, là encore, la réponse n’a aucun sens en elle-même. Elle vise seulement à ébranler l’interlocuteur, en assénant un coup à ses préjugés. En posant la question, le moine avait déjà en tête l’image d’un Bouddha parfait, pur, sacré, etc., un Bouddha imaginaire, imposteur que le maître doit démasquer, démolir, en le traitant de « bout de crotte séchée ». C’est cela « tuer le Bouddha » (tuer dans le sens figuré bien sûr), le faux Bouddha que chacun a construit dans son esprit, auquel il est attaché.

        Ce dialogue n’est pas sans rappeler un propos de Tuệ Trung Thượng Sĩ, l’un des plus grands maîtres Thiền viêtnamiens,  précepteur du roiTrần Nhân Tông :

        « Un moine demanda à Tuệ Trung Thượng Sĩ : ‘Comment purifier le corps du Dharma?’- Aller et venir dans la pisse de buffle, tourner et retourner dans les crottes de cheval’, répondit le maître ».

        Cela paraît grossier, vulgaire et pourtant, pour celui qui a réalisé sa propre-nature et celle du monde, uriner, déféquer sont aussi naturels que manger et boire, et une crotte de cheval n’est pas plus impur qu’une fleur de lotus. Pureté et impureté ne sont que des fruits de la discrimination intellectuelle, des illusions produites par l’esprit humain.

(D27) Que nous apprennent ces histoires Chán ?

        Au terme de cette revue de divers gōng’àn,que nous avons groupés sous plusieurs thèmes : « la négation, et la négation de la négation; le piège de la dualité; s’exprimer sans parole; l’absurdité de la question; le rappel à l’instant présent; le mental ordinaire, c’est la voie; ne pas s’attacher aux apparences », que pouvons penser de l’esprit du Chán?

        Est-il aussi insaisissable que le disait Daisetz Suzuki, car irrationnel et illogique, au-delà de toute compréhension intellectuelle, ou au contraire, comme le pensait Hú Shì (Hồ Thích), peut-on l’interpréter, grâce à une approche historique, comme une méthode particulière d’enseignement ?

        (D28) Personnellement, je pensais au début comme Suzuki et je plaisantais volontiers avec des amis sur ces « histoires rocambolesques » Zen, mais aujourd’hui je les considère plus sérieusement comme Hú Shì (Hồ Thích), carje ressens derrière les propos et les gestes bizarres, extravagants, apparemment absurdes, des maîtres Chán, le même état d’esprit, la même intention pédagogique provocatrice, déstabilisante vis-à-vis des interlocuteurs.

        Il s’agit toujours de faire lâcher prise, abandonner tout préjugé, tout jugement, toute discrimination, refuser tout choix, toute dualité, tout concept, toute imagination liée aux apparences, pour vivre simplement, naturellement, à l’instant présent, qui est la seule réalité.

Le Chán : une synthèse de plusieurs courants philosophiques, bouddhistes et taoïstes

        (D29) On peut dire que l’esprit du Chán résulte de plusieurs courants philosophiques, qui en se combinant, lui ont donné naissance :

        - Le taoïsme, qui a inspiré l’esprit du « non-agir » (vô vi) et du « vivre au naturel » (tự nhiên).

        - Le bouddhisme originel, pour qui l’essentiel est le vécu de l’instant présent, « ici et maintenant » (sanditthiko).

        - Le Mahāyāna que l’on peut qualifier de « précoce », de Nāgārjuna et des sūtra de « Perfection de Sagesse » (Prajñāpāramitāsūtra), qui par la notion de « vacuité » (śūnyatā, không), a conduit au non-attachement, au lâcher prise.

        - Le Mahāyāna dit « tardif », qui a introduit la notion de « nature-propre » (svabhāva,tự tánh)et de « nature-de-Bouddha » (Phật tánh).

        (D30) Cette combinaison de ces courants philosophiques aurait constitué une synthèse harmonieuse, s’il n’y avait pas une certaine discordance soulevée par deux questions, qui sont liées :

        1- Qu’est-ce que l’éveil (giác ngộ, en jap. satori) exactement? Est-ce le but recherché par le pratiquant Chán?

        2- Que veut dire « réaliser sa propre-nature » (kiến tánh, en jap. kensho), qui serait aussi synonyme de « s’éveiller »?

        (D31) En effet, beaucoup de gōng’àn se terminentpar un éveil subit, ce qui peut faire supposer que c’est le but recherché, par l’élève autant que par le maître. Pourtant, beaucoup de maîtres Chán mettaient en garde leurs élèves, et s’opposaient farouchement même, contre la poursuite de cette illusion...

        (D32) Le Bouddha lui-même n’a jamais parlé d’éveil (bodhi), c’est la légende qui l’a fait devenir « parfaitement éveillé » (sammā-sambodhi) après 49 jours de méditation sous l’arbre de bodhi. Le but du bouddhisme originel est la cessation (nirodha) de la souffrance, et c’est la compréhension profonde (paññā) des Quatre vérités, qui permettrait de suivre l’Octuple chemin y conduisant. Le Mahāyāna l’a remplacé par l’éveil, c-à-d la « réalisation de la nature-de-Bouddha » en chacun, ou bien par le Pays de la Félicité de l’ouest (Sukhāvatī, Tây Phương Cực Lạc), pour l’Ecole de la Terre Pure (Tịnh Độ).         

        (D33) Les notions de « nature-propre » (svabhāva, tự tánh), de « nature-de-Bouddha »(Phật tánh), d’« embryon de tathāgata » (tathāgatagarbha, Như Lai Tạng), synonymes d’« Ainsité » (tathātā, Chân như), de « Vérité absolue, ultime » (paramārtha-satya, Chân đế), sont apparues dans les sūtra tardifs du Mahāyāna, et se sont propagées au Chán, comme le montre le célèbre quatrain définissant cette Ecole, depuis Huệng :      

        « ...Pointant directement à l’esprit,

        Réalisant sa nature-propre, on devient Bouddha ».

        (D34) Pourtant, ce concept de « nature-propre » (skt. svabhāva) est contraire aux principes de « vacuité »(śūnyatā), et d’absence de nature-propre (nisvabhāva), énoncés par le Bouddha et Nāgārjuna.

        (D35) Cette notion d’Eveil et de réalisation de sa « nature-propre» n’est pas que théorique. Elle retentit aussi sur la pratique et la division en diverses Ecoles Chán.

        Pendant longtemps, la discussion portait sur l’opposition entre l’Eveil subit (đốn ngộ) de l’Ecole du sud et l’Eveil graduel (tiệm ngộ) de l’Ecole du nord, avec une tentative de synthèse(Eveil subit, puis Eveil graduel) par le patriarche Tông Mật au 9è s. (6), mais cette différence persiste encore entre l’Ecole Lâm Tế (Rinzai), qui est subitiste et prône l’utilisation de gōng’àn, et l’Ecole Tào Động (Sōtō), qui est gradualiste et ne préconise que la méthode shikantaza (chỉ quản đả tọa, s’asseoir seulement).

        (D36) Aujourd’hui, les expériences d’éveil ou d’extase mystique sont classées par les neuroscientifiques parmi les « états modifiés de conscience », au même titre que des transes chamaniques, ou des états hallucinatoires d’origines pathologiques ou chimiques diverses. (7)

        (D37) L’esprit du Chán, ainsi débarrassé du mythe de l’éveil, devient plus accessible et compréhensible au plus grand nombre, en tant que manière de vivre simple, sereine, libre, sans attachement, et selon la nature.

 

                                                                   Trinh Dinh Hy

                                                                   24 Avril 2022

 

Références

 

(1) Daisetz Teitaro Suzuki

Le non-mental selon la pensée Zen (traduit par Hubert Benoît)

Courrier du Livre, Paris, 1970

(2) Hu Shih

C’han (Zen) buddhism in China - Its history and method

Philosophy East and West, vol. 3, no. 1, University of Hawai’i Press, pp. 3–24, 1953

(3) Brosse Jacques

Les maîtres Zen

Editions Albin Michel (coll. Spiritualités vivantes), Paris, 2001

(4) Levering Miriam, Maryse et Shibata Masumi

Le monde du Zen - Images, textes et enseignements

Editions Gründ, Paris, 2007

(5) Shibata Masumi (traduction et annotations)

Passe Sans Porte (Wou-men-kouan)

Editions Traditionnelles, Paris, 1963

6) Mc Rae J.R.

Shen-hui and the Teaching of Sudden Enlightenment in Early Ch’an Buddhism

in “Sudden and Gradual - Approaches to Enlightenment in Chinese thought”

edited by Gregory P.N., Motilal Banarsidass Publ, Delhi, 1991

(7) Trinh Dinh Hy

L’éveil subit et l’éveil graduel dans le bouddhisme Zen

http://chimvie3.free.fr/73/tnp_DonNgoTiemNgoThienTong_Fr_073.htm