La vacuité dans le bouddhisme

_________________________________________________________________

 

       Lors des exposés précédents, nous vous avons présenté l’essentiel de l’enseignement du bouddhisme originel, c-à-d les 3 Caractéristiques, les 4 Nobles Vérités dont l’Octuple Chemin, et la Production Conditionnée.

            Aujourd’hui, nous allons parler d’un concept philosophique qui ne figure pas dans le bouddhisme originel, mais qui est apparu plus tardivement dans la branche du Grand Véhicule (ou Mahāyāna): c’est la vacuité.

            La vacuité estune notionparticulière, qui exerce une grande fascination dans le milieu bouddhiste, car elle est considérée comme le summum de la philosophie bouddhiste, la notion la plus profonde, mais aussi la plus difficile à comprendre, la plus mystérieuse.

            C’est sans doute pour cette raison qu’elle a été maintefois l’objet de commentaires, d’interprétations et de discussions et diverses.

La vacuité dans le Sūtra du Cœur

            La vacuité la plus connue est celle du Sūtra du Cœur (Prajñāpāramitā-hṛdaya, en sanskrit, Bát Nhã Ba La Mật Đa Tâm Kinh en vn, en abrégé Tâm Kinh) avec sa formule choc : « La forme est la vacuité, la vacuité est la forme », « Sắc tức thị không, không tức thị sắc » en vn.

            Ce sūtra fait partie d’un volumineux recueil de la littérature bouddhique du Grand Véhicule, totalisant 600 volumes, appelé Prajñāpāramitā Sūtra (ou Perfection de Sagesse).

            Il ne s’agit pas en réalité de Sūtra, c-à-d de discours du Bouddha, mais d’une oeuvre collective, composée de textes en prose ou en vers, rédigés en sanskrit par des auteurs anonymes, à partir du 1er s. avant notre ère, pendant plus de dix siècles.

            D’après Edward Conze, grand spécialiste des Prajñāpāramitā Sūtra, ceux-ci auraient évoluéen plusieurs périodes.

            - D’abord une phase d’élaboration, du 1er s. avant au 1er s. de notre ère, avec un texte de base de 8000 lignes (Aṣṭasāhasrikā);

            - puis une phase d’expansion, du 1er s. au 3è s. de notre ère jusqu’à 100000 lignes;

            - ensuite une phase de contraction, du 3è s. au 5è s. jusqu’à 300 lignes (avec le Sūtra du Diamant) et 25 lignes (avec le Sūtra du Cœur);

            - enfin l’influence du tantrisme commençait à se sentir vers le 6è s.

            L’essentiel de l’œuvre était établi vers le 7è s., mais des modifications mineures se sont encore opérées jusqu’au 12è s. (1).

            Les Prajñāpāramitā Sūtra ont été traduits du sanskrit en chinois dès le 2è s. par des moines-traducteurs, originaires d’Inde du nord-ouest ou d’Asie Centrale, comme Lokakṣema (2è s), Kumārajīva (fin 4è – début 5è s), et des moines-pèlerins chinois comme Xuánzàng (sv: Huyền Trang)(7è s.), voyageant dans un sens et dans l’autre par la Route de la Soie.

            Le Sūtra du Cœur était donc le sūtra le plus court (25 lignes, 262 caractères chinois), et le plus connu avec le Sūtra du Diamant (Vajracchedikā, sv: Kinh Kim Cương, 300 lignes).

            Il en existe 2 versionsen chinois, une « longue » et une « courte », la plus populaire étant la « courte », dite celle de Huyền Trang. Cependant des études récentes par des spécialistes ont remis en question la véritable origine  de cette version, et conclu à un arrangement chinois du Sūtra du Cœur. Un auteur anonyme aurait ajouté une introduction et une conclusion à un fragment du Prajñāpāramitā antérieurement traduit par Kumārajīva (2).

            En effet, dans la version « courte », il peut être subdivisé en 3 parties:

            1) une courte introduction, où le Bodhisattva Akita (c-à-d Avalokiteśvara, vn: Bồ Tát Quán Thế Âm), « après avoir pratiqué la profonde Perfection de Sagesse, vit que les 5 agrégats étaient vides, et dépassa toutes les souffrances et afflictions », s’adressa à Śāriputra .

            2) le corps du sūtra , qui est aussi l’essentiel du message dont nous reparlerons plus tard, et qui en gros affirme que « tous les dharma, c-à-d tous les phénomènes, sont vides ».

            3) la dernière partie consiste en des louanges emphatiques à la Perfection de Sagesse, clôturées par l’insurpassable mantra: « Gate gate pāragate pārasaṃgate bodhi svāhā ». (Allé, allé, allé au-delà, allé complètement au-delà, éveillé!).

            Ce qui est inhabituel dans ce sūtra, c’est l’apparition pour la première fois du Bodhisattva Avalokiteśvara, le Bodhisattva de la compassion, qui sermone le grand disciple du Bouddha réputé pour sa sagesse, Śāriputra. La conclusion est également surprenante, car en se terminant par un mantra, elle témoigne à la fois de l’influence du tantrisme, et de son apparition tardive.

            De fait, les biographes du moine-pèlerin Huyền Trang racontent que, lors d’un séjour au Sìchuān, il rencontra un vieil homme en guenilles, malade et couvert de pustules. Par compassion, il le fit recueillir dans un monastère et lui donna des soins. En reconnaissance, le vieil homme lui confia le texte du Sūtra du Coeur qu’on lui avait appris. Depuis lors, Huyền Trang le gardait précieusement avec lui et le récitait régulièrement comme un dhāraṇī protecteur tout au long de son périlleux voyage vers l’Ouest, par la Route de la Soie, à travers l’Asie Centrale, du nord au sud de l’Inde où il restera pendant 17 ans.

            Voyons maintenant l’essentiel du message du Sūtra du Coeur, très condensée, dans le corps du sūtra :

            « La forme n’est pas différente de la vacuité. La vacuité n'est pas différente de la forme. La forme est la vacuité. La vacuité est la forme.

            Il en est de même pour les autres agrégats: sensation, perception, formations mentales, conscience.

            Tous les phénomènes sont vides, sans apparition ni disparition, sans pureté ni impureté, sans augmentation ni diminution.

            Il n’y a ni sens, ni organe des sens, ni monde sensible. Pas d’ignorance ni de cessation de l’ignorance, pas de vieillesse et de mort, ni de cessation de la vieillesse et de la mort.

            Il n’y a pas de souffrance, ni d’origine de la souffrance, pas de libération de la souffrance, ni de chemin qui y conduit.

            Pas de sagesse ni d’acquisition de la sagesse, car il n’y a rien à acquérir. »

            Le texte est concis, le style lapidaire, si bien qu’on a l’impression que c’est unenégation en bloc, que « rien n’existe », pas même l’enseignement du Bouddha !

            En réalité, nous allons le voir, la « vacuité » a une autre signification que la négation généralisée.

Que signifie donc vacuité ?

            Le nom suññatā (pali), śūnyatā (skt) est traduit par kōngxìng en chinois, tánh không en viêtnamien, vacuité en français, emptiness en anglais.

            L’adjectif correspondant suñña (pali), śūnya (skt) est traduit parkōng en chinois, không en viêtnamien, vide en français, empty en anglais.

            Le mot sanskrit śūnya dérive de la racine svi, qui signifie « se gonfler », alors que le caractère chinois kōng comporte, en haut le caractère xué (sv: huyệt), qui signifie « grotte, cavité ».

            Dans l’Ecole Chán(ou Zenau Japon, Thiền  au Viêtnam), on dessine volontiersun cercle pour représenter la vacuité.C’est aussi le cas du taoïsme, qui dans son interaction avec le bouddhisme, a contribué à la naissance du Chán en Chine.

            Mais le vide taoïste et le vide bouddhiste ne sont pas la même chose.

            Dans le taoïsme, on insiste sur importance du vide, par opposition au plein, un vide-creux sans quoi un objet n’existerait pas. C’est le cas par exemple du moyeu d’une roue, d’une porte, d’un récipient ou d’un trou de serrure. La fonction du vide est de se remplir, c’est ce qu’on appelle la plénitude du vide.

            Dans le bouddhisme, c’est plutôt le contraste entre une apparence pleine-gonflée (rappelons-nous de la racine « svi= gonflé »), et l’absence de consistance réelle, de réalité propre. C’est le cas de bulles d’eau ou de savon, d’un arc-en-ciel, d’un éclair, d’un rêve (comme dans une stance du Sūtra du Diamant).

            Il ne s’agit pas non plus du vide physique, c-à-d l’absence de matière, soit le vide dans l’espace interstellaire, soit le vide subatomique entre les particules, comme le concevaient déjà dans l’antiquité grecque, les philosophes dits « matérialistes » Leucippe et Démocrite.

            Ainsi la vacuité des choses (dharma-śūnyatā) dans le bouddhisme, ne signifie pas l’inexistence, le néant, elle ne signifie pas non plus le caractère vide par opposition au plein (comme le taoïsme), ni le vide physique sidéral ou atomique.

            Mais elle signifie la non-individualité, la non-existence propre, la non-substantialité, non-fixité.

            Appliquée à l’homme (pudgala-śūnyatā), il s’agit de l’impersonnalité, de la non-individualité de l’homme, le « non-soi ».

            On peut alors se demander: pourquoi le Bouddha Gotama, qui a tellement insisté sur l’enseignement du « non-soi », n’a-t-il pas enseigné la « vacuité », une notion si proche?

Alors, le Bouddha a t-il parlé de vacuité ?

            Il est vrai que le terme pali suññatā est rarement mentionné dans le Canon pali. On le trouve seulement dans deux sūtra anciens: le Petit et le Grand discours sur la vacuité (Culasuññatā-sutta (3), Mahasuññatā-sutta).

            Dans le premier, le Bouddha s’adressa à son proche disciple Ananda, qui lui demandait ce que signifiait « demeurer dans la vacuité »: « Dans cet ancien palais de Migāra devenu monastère, le moine demeure dans la vacuité, en observant que son esprit est vide de remémoration de la vie d’autrefois, avec des éléphants, des vaches, des chevaux, l’or, l’argent, et la foule de gens qui vont et qui viennent. Ici, il n’y a pas de stress dû à la perception du village et des gens. C’est ainsi que naît en lui le vide authentique, non déformé et pur ».

            Dans un autre passage du Majjhima Nikāya (Piṇḍapātapārisuddhi-sutta, N° 151), le Bouddha s’adressa à son grand disciple Sariputtā, qui s’était assis à côté de lui: «  Sariputtā, vos facultés sont brillantes, votre teint est clair et pur. Dans quel état demeurez-vous actuellement? - Bienheureux Maître, je demeure maintenant dans la vacuité. - Bien dit, bien dit, Sariputtā! Vous demeurez sûrement avec des grands sages. Car c’est cela l’état des grands sages, la vacuité. »

            Suññatā signifie donc dans le bouddhisme ancien: absence sur le plan psychologique. Absence de ce qui n’existe pas en réalité, de tout ce qui est imaginaire et que l’esprit se fabrique.

            La vacuité enseignée par le Bouddha est une vacuité psychologique. C’est quand l’esprit est vide de fabrications mentales et ne perçoit que les choses « telles qu’elles sont » (yathā-bhūtaṃ) au moment présent devant lui. Ceci est obtenu par la « juste attention » (sammā-sati) enseignée par le Bouddha, ou la méditation de « pleine conscience » ( ou mindfulness).

            Dans le Grand Véhicule, il s’agit plutôt d’une vacuité philosophique. Vous me diriez alors: quelle différence y a t-il entre une vacuité psychologique et une vacuité philosophique?

            D’abord, rappelons-nous quele Bouddha, qui était un guide spirituel pragmatique, un médecin de l’âme, ne s’intéressait qu’à l’aspect psychologique des choses et n’enseignait que ce qui était utile à la délivrance de la souffrance. Il écartait toutes les questions métaphysiques, ontologiques, telles: l’univers est-il infini ou non, éternel ou non, où va l’âme après la mort, l’âme et le corps sont-ils la même chose ou non, etc… Toutes ces questions étaient appelées avyākata, c-à-d des questions sans réponse, et qui font perdre du temps inutilement.

            Malheureusement, une centaine d’années après sa disparition, ces questions métaphysiques qui hantaient depuis longtemps la société indienne, et auxquelles avaient déjà essayé de répondre les religions Védiques et non-Védiques, sont revenues à la charge et ont contribué à diviser les fidèles bouddhistes en de nombreuses écoles philosophiques, chacune interprétant à sa façon ce que le  Bouddha avait volontairement laissé de côté.

            C’est dans ce contexte de bouillonnement philosophique, plus de 5 siècles après la disparition du Bouddha, soit vers le début de notre ère, qu’est apparu ce concept majeur du Grand Véhicule, la vacuité.

            Celle-ci a été exprimée dans 2 grandes oeuvres: l’une littéraire, Prajñāpāramitā sūtra (Perfection de Sagesse), dont nous avons parlé tout à l’heure, avec le Sūtra du Coeur; l’autre philosophique, de Nāgārjuna et son Ecole du Milieu (Madhyamaka).

            Si bien que pour bien comprendre la vacuité, il est indispensable de se référer à l’œuvre de Nāgārjuna, qui traite aussi ce sujet, mais de façon plus logique, argumentée et précise.

La vacuité selon Nāgārjuna

            Nāgārjuna était un moine bouddhiste indien, un philosophe logicien, classé parmi « grands philosophes » par Karl Jaspers, au même titre que Lao Tseu, Héraclite, Spinoza, et parfois considéré comme un second Bouddha, ou un Bodhisattva pour les adeptes du Grand Véhicule (appelé chin. Lóngshù, viêt Long Thụ).

            Sa vie est très mal connue. On sait seulement qu’il a vécu entre 150 et 250 apr JC, etqu’il était probablement originaire de l’Inde du sud-est, près d’Amarāvatī, un grand centre bouddhique de la province d’Andhra Pradesh sous la dynastie des Savatahana; et qu’après avoir été ordonné moine il est parti étudier à Nalanda, une Université bouddhique très ancienne située dans l’état de Bihar, autrefois royaume du Maghada où vivait le Bouddha.

            A noter près d’Amarāvatī une localité qui porte son nom, Nāgārjunakoṇḍa, la colline de Nāgārjuna, où il existait un grand stupa entouré de nombreux temples. Dans les années 1950, la vallée alentour a été enfouie sous les eaux d’un barrage construit sur le fleuve Krishna, mais heureusement les temples avaient été auparavant déplacés et relocalisés sur la colline, si bien qu’aujourd’hui on peut encore aller les visiter par bateau.

            On a attribué à Nāgārjuna une centaine d’ouvrages, mais pour les spécialistes une dizaine seulement peuvent être considérés comme authentiques. La plupart des originaux en sanskrit ont été perdus et il n’en subsiste que des traductions chinoises et tibétaines. La principale œuvre résumant sa philosophie est le Traité du Milieu (Mūlamadhyamaka-kārikā ou Madhyamaka-śāstra (sv. Trung Luận), comportant 450 stances, réparties en 27 chapitres. Par contre, il est établi aujourd’hui que les célèbres « Commentaires sur la Perfection de Sagesse » (Māhaprajñāparamitopadeśa, sv: Đại Trí Độ Luận) attribués à Nāgārjuna n’était pas de lui mais d’un auteur chinois.

            Dans le Traité du Milieu,  Nāgārjuna  utilise une méthode appelée prasaṅga vākya (ou réduction à l’absurde), c’est-à-dire en obligeant par le raisonnement logique de faire reconnaître à son adversaire l’absurdité de son propre point de vue. Ainsi que la logique indienne appelée catuṣkoti, ou tétralemme (ex. A, non-A, A et non-A, non-A et non non-A).

           Tout d’abord, il énonce ses célèbres 8 négations: « Il n’y a pas d’apparition, ni de disparition; pas de continuité, ni de discontinuité; pas d’identité, ni de différence; pas d’arrivée, ni de départ », ce qui revient à une réfutation de l’opposition des contraires, ou du dualisme, qui n’est qu’une fabrication de l’esprit, sans aucune réalité.

            Ensuite, sur la causalité, en démontrant que « Les dharma (c’est-à-dire les choses) ne naissent pas d’elles-mêmes, ni d’autres choses, ni d’elles-mêmes et d’autres choses en même temps, ni spontanément », il réfute toute relation de causalité entre les choses en tant qu’entités. La relation de causalité, pour Nāgārjuna, est aussi une fabrication de l’esprit.

            Il y a deux erreurs souvent commises dans la compréhension de la vacuité:

            1) Soit prendre la vacuité pour le néant, la non-existence (skt: abhavā)

            2) Soit au contraire, prendre la vacuité pour une entité, une nature-propre (svabhavā).

            Ces deux attitudes extrêmes sont toutes deux dénoncées par le Bouddha, qui enseigne la « Voie moyenne » (madhyamā pratipad, sv: trung đạo), par exemple dans un discours fait à l’un de ses disciples, Kaccayana: « Ce monde s’oriente habituellement vers deux points de vue: tout existe (c’est l’éternalisme) et rien n’existe (c’est le nihilisme). Evitant ces extrêmes, le Tathagatha vous enseigne la voie moyenne. C’est la production-conditionnée » (dans Samyutta Nikaya 12.15)(4).

            C’est égalementle point de vue de Nāgārjuna, qui a donnéà son école le nom de l’Ecole du Milieu (Madhyamaka, sv: Trung Quán). On l’appelle aussi Śūnyatāvada, l’Ecole de la vacuité.

            La vacuité, autrement dit la coproduction conditionnée

            Ce qu’il faut bien voir, c’est qu’à travers la vacuité, Nāgārjuna comme le Bouddha, nie l’existence d’une nature-propre, intrinsèque des choses. C’est ce que l’on appelle nisvabhāva.

            Svabhāva vient de sva,« soi »,etdebhava,« existence »signifie« nature-propre » (en vn tự tánh).

            Pour Nāgārjuna: « Les dharma apparaissent en raison de la production conditionnée (pratītyasamutpāda, sv: duyên khởi), que j’appelle śūnyatā, qui est aussi dénomination (prajñapti) et voie moyenne (madhyama pratipad) » (MK 24:18).

            Il montre ainsi qu’il existe une relation étroite entre les notions de non-soi (anātman), de vacuité (śūnyatā), de voie moyenne (madhyama pratipad), et de production conditionnée (pratītyasamutpāda).

            Nāgārjuna était donc entièrement en phase avec le Bouddha dans tous ces concepts, au point où certains chercheurs ont soulevé la question si l’on pouvait le classer comme un philosophe  du Grand Véhicule.

            Pour illustrer la « dénomination » (prajñapti), la façon dont nous désignons, nous concevons les choses, prenons comme exemple ces 3 petits bâtonnets, que l’on va disposer diversement les uns par rapport aux autres et obtenir des lettres, chiffres ou symboles différents. On peut ainsi obtenir un A, un H, ou encore un U. En disposant autrement, on peut faire apparaître un numéro 7, un triangle, une croix de Lorraine, ou encore le caractère chinois , qui signifie « terre ». Toutes ces figures n’ont aucune réalité propre, elles dépendent simplement de la disposition de ces 3 bâtonnets, comment et par qui elles sont interprétées…

            Lorsqu’on regarde superficiellement les choses, on a l’impression qu’elles sont bien individualisées, indépendantes, séparées les unes des autres. En réalité, elles sont toutes reliées, interconnectées, interdépendantes, interactives, aussi bien dans l’infiniment petit, à l’échelle moléculaire ou cellulaire, que dans l’infiniment grand, à l’échelle des galaxies et des étoiles.

            Mais il ne s’agit pas simplement d’une interprétation théorique, d’une vision holistique du monde, déjà pressentie par le Bouddha il y a plus de 25 siècles, bien avant la science moderne. Il s’agit aussi et surtout d’une application pratique de sa doctrine.

            Pour le Bouddha, la tendance naturelle chez les humains, qui est de voir les choses comme des entités indépendantes, permanentes, éternelles, constitue une erreur fondamentale, une vue erronée (skt: dṛṣti, , kiến), à l’origine de souffrance et d’afflictions.

            La compréhension profonde de la vacuité, est donc une méthode thérapeutique, permettant de libérer chacun de ses attachements, et de lui apporter paix et sérénité.

La vacuité de la vacuité

            On peut soulever une question : si tout est vide, la vacuité est vide, elle aussi !

            Justement, répond Nāgārjuna, c’est parce que la vacuité est vide, qu’il ne faut pas s’attacher à la vacuité. Si l’on la considère comme un concept supplémentaire, alors on se crée un nouveau dṛṣti, et se trouve comme un malade qui, en prenant un médicament, aggrave son état et devient incurable...

Les deux vérités enseignées par le Bouddha 

            Enfin Nāgārjuna explique pourquoi la vacuité peut paraître contradictoire avec l’enseignement originel du Bouddha. C’est qu’il faut distinguer les 2 aspects de la vérité enseignée par le Bouddha: la vérité relative, conventionnelle (skt: saṃvṛti satya, 俗諦, tục đế), et la vérité absolue, ultime (skt: paramārtha satya, 真諦,chân đế).

           La vérité relative, conventionnelle, est celle que le Bouddha a enseignée en utilisant la parole, les concepts de la vie courante, ordinaire : les 3 Caractéristiques, les 4 Nobles vérités, les 5 agrégats, les lois de Cause à effet, les 12 liens de conditionalité, etc.  

            La vérité absolue, ultime, véritable nature du monde phénoménal, est au-delà de l’expression verbale : la vacuité.

            Mais Nāgārjuna, comme le Bouddha, s’arrêtent là au sujet de la « vérité absolue, ultime ». « Il n’y a qu’une vérité absolue, c’est la vacuité ».

            C’est dans les siècles suivants qu’avec l’apparition des sūtra tardifs du Grand Véhicule, s’est développée la notion de Vérité absolue, sous des formes diverses, appelées « embryon de Bouddha » (tathāgatagarbha, Như Lai tạng), « nature-de-Bouddha » (buddha-dhātu, Phật tánh), d’« Ainsité » (tathāta, Chân Như), etc.

            La vacuité prend même une tonalité positive, avec la notion de « Vraie vacuité, Existence merveilleuse »(真空妙有,Chân Không Diệu Hữu) contredisant Nāgārjuna et le Bouddha lui-même.

En résumé, comment comprendre la « vacuité »?

            Il faut d’abord se garder de fausses interprétations de la vacuité comme le « néant », le « vide par opposition au plein », le vide physique, ou comme l’« existence ou la vérité éternelle ».

            Développé vers les premiers siècles de notre ère, dans les Prajñāpāramitā sūtra et surtout dans l’oeuvre de Nāgārjuna, ce concept-clé du Grand Véhicule prend ses racines en fait dans l’enseignement originel du Bouddha, c’est-à-dire le non-soi, la production conditionnée, et la voie moyenne.

            Vacuité signifie simplement que tous les phénomènes sont sans nature-propre, sans individualité, sans substantialité, sans indépendance. Puisque selon la production conditionnée, toutes les choses sont liées, interconnectées, interdépendantes, interactives.

            La vacuité psychologique des origines est devenue la vacuité philosophique, mais l’application pratique, thérapeutique reste la même: réaliser l’inconsistance des choses, pour se débarrasser des illusions, et se délivrer de la souffrance.

            En lâchant-prise, en ne s’attachant pas aux choses non seulement matérielles, mais encore mentales, aux idées, aux suppositions, aux souvenirs, aux projets, aux émotions...

            Tout ce qui n’existe pas, en réalité, et qui sont à l’origine de nos afflictions et souillures, dans le langage bouddhique, et de nos émotions négatives, dans le langage moderne d’aujourd’hui.

 

                                                                                                          Trinh Dinh Hy

                                                                                                          09/06/2021

 

Références

 

            (1) The Perfection of Wisdom in Eight Thousand Lines & its Verse Summary,      Translated by Edward Conze

            http://huntingtonarchive.org/resources/downloads/sutras/02Prajnaparamita/Astasa    hasrika.pdf

            (2) The Heart Sūtra: a Chinese apocryphal text? - Jan Nattier (1992).

            Journal of the International Association of Buddhist Studies. 15 (2) 153-223

            (3) Cula-suññata Sutta: The Lesser Discourse on Emptiness, translated from the Pali      by Thanissaro Bhikkhu, 1997

            https://www.accesstoinsight.org/tipitaka/mn/mn.121.than.html

            (4) Kaccayanagotta Sutta: To Kaccayana Gotta (on Right View), translated from the       Pali, by Thanissaro Bhikkhu, 1997

            https://www.accesstoinsight.org/tipitaka/sn/sn12/sn12.015.than.html