La Production conditionnée
Le Non-soi
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La philosophie bouddhique pourrait être comparée à un ensemble solide et structuré, avec comme armature principale les « 4 Nobles Vérités » et les « 3 Caractéristiques », et comme fondation la « Production conditionnée » et le « Non-soi ».
Ces deux derniers sujets vont être traités ensemble aujourd'hui car, comme nous le verrons, ce sont des notions intimement liées et indissociables.
La Production conditionnée
occupe une position centrale dans la pensée du Bouddha Gotama, qui a déclaré:
« Celui qui voit la Production Conditionnée, voit le Dhamma; celui qui voit le Dhamma, voit la Production Conditionnée » (Majjhima Nikāya I, 190-191).
Il s'agit d'une théorie originale et spécifique du bouddhisme, et qui est aussi difficile à comprendre, comme a reconnu le Maître lui-même, peu de temps après son Eveil.
On la retrouve dans plusieurs discours du Canon pali (1), notamment le « Discours de la Cité ancienne »(Nagara-Sutta), où le Bouddha a fait part à ses disciples de sa découverte, comparable à celle d’une cité ancienne enfouie dans la forêt (2):
« Une fois le Bienheureux séjourna dans le parc du bois de Jeta, près de la ville de Sāvatthī. Il s’adressa alors aux moines:
‘Ô bhikkhus, lorsque j’étais encore un bodhisatta, sans avoir encore atteint l’Eveil, il m’est arrivé cette pensée:
Dans quelle situation désastreuse est le monde! Après la naissance, on souffre, on vieillit et on meurt. Quand saura t-on comment s’évader de la souffrance, de la vieillesse et de la mort?
Me sont alors venues à l’esprit ces questions: comment se produisent la vieillesse et la mort (p: jarā-maraṇa, vn: lão-tử)? Par quoi sont-elles conditionnées?
En réfléchissant avec attention, je suis arrivé à cette compréhension: c’est par la naissance (jāti, sinh) que se produisent la vieillesse et la mort.
Ensuite, je me suis posé la question: par quoi est conditionnée la naissance? Alors je suis arrivé à cette compréhension: c’est par le processus du devenir (bhāva, hữu) que se produit la naissance.
Et le devenir, par quoi est-il conditionné?
C’est par la saisie (upādāna, thủ) qu’il est conditionné.
La saisie elle-même est conditionnée par la soif (taṇhā, ái),
laquelle est conditionnée par les sensations (vedanā, thọ).
Les sensations sont conditionnées par le contact (phassa, xúc),
lequel est conditionné par les 6 sphères sensorielles (saḷāyatana, lục nhập).
(Les sphères sensorielles sont formées par les organes des sens et les objets des sens, au nombre de 6, car pour le bouddhisme, outre les 5 sens usuels, il y a encore le mental qui est le 6è sens).
les six sphères sensorielles sont donc conditionnées par les facteurs physiques et mentaux (nāma-rūpa, danh sắc),
lesquels sont conditionnés par la conscience (viññāṇa, thức).
La conscience est conditionnée par les formations karmiques (saṅkhāra, hành).
Enfin, en m’interrogeant sur la production des formations karmiques, j’ai réalisé que c’était par l’ignorance (avijjā, vô minh) que sont conditionnées les formations karmiques.
Ainsi s’est produite en moi la compréhension profonde de l’apparition de tout ce monceau de dukkha, de souffrance. S’est élevée en moi la science, la sagesse, la lumière.
Ensuite, me sont venues à l’esprit ces questions: par la cessation de quelle condition, la vieillesse et la mort cessent-elles ?
En réfléchissant avec attention, je suis arrivé à cette compréhension: c’est par la cessation de la naissance que cessent la vieillesse et la mort.
Par la cessation du devenir cesse la naissance.
Par la cessation de la saisie cesse le devenir.
Par la cessation de la soif cesse la saisie.
Par la cessation des sensations cesse la soif.
Par la cessation du contact cessent les sensations.
Par la cessation des six sphères sensorielles cesse le contact.
Par la cessation des facteurs physiques et mentaux cessent les six sphères sensorielles.
Par la cessation de la conscience cessent les facteurs physiques et mentaux.
Par la cessation des formations karmiques cesse la conscience. Enfin, c’est par la cessation de l’ignorance que cessent les formations karmiques.
Ainsi s’est produite en moi la compréhension profonde de la cessation de la souffrance, s’est élevée en moi la connaissance, la sagesse, la lumière.
C’est comme si un homme, se promenant dans la forêt, découvrit une voie le conduisant à une Cité ancienne. De même, ô bhikkhus, j’ai vu et j’ai suivi une voie ancienne, parcourue par des parfaits Eveillés d’autrefois. Cette voie ancienne, c’est l'Octuple Chemin ».
Nous allons expliquer plus en détail ce qu’est la Production Conditionnée, encore appelée Co-production Conditionnée (dans le sens que tout se fait ensemble), ou bien Production en Dépendance.
Production Conditionnée (paṭicca-samuppāda), vient de paṭicca qui signifie « production », et samuppāda « conditionnant », alors que « conditionné » correspond à samuppanna. Elleest traduite en chinois par yuánqǐ緣起,en viêtnamienduyên khởi.
Chacun des 12 facteurs de la Production Conditionnée est un « lien, un maillon » (nidāna, yuán, duyên), à la fois « conditionné » par un autre facteur et « conditionnant » un autre.
De ce fait, on l'appelle aussi « les 12 liens de conditionnalité » ou dvādasa-nidānāni, traduits en chinois shíèr yīnyuán十二因緣,en viêtnamienmười hai nhânduyên.
Ultérieurement, les auteurs des Commentaires(Abhidhamma), notamment Buddhaghoṣa dans son traité le « Chemin de la Pureté »(Visuddhimagga), ont interprété la Production Conditionnée comme un processus se déroulant en 3 temps: le passé, le présent et le futur.
Le passé serait représenté par l’ignorance, les formations karmiques; le présent par la conscience, les facteurs physiques-mentaux, les six sphères sensorielles, le contact, les sensations, la soif, la saisie, le devenir; et le futur par la naissance, la vieillesse et la mort.
Tout cela se poursuivrait de façon continueen boucle d’une vie à l’autre (3) et est représenté dans le Mahāyāna chinois par un cercle, tournant comme le saṃsāra (ou cycle des renaissances).
Dans le bouddhisme Tibétain, on la représente sous forme d'une roue, la « Roue de l'existence» (bhavacakra), avec à l'extérieur les 12 liens de conditionnalité, et à l'intérieur, les « 6 mondes » (ṣaḍgati, en chinois liùdào 六道,en viêtnamienlục đạo) : les mondes des dieux, des humains, des asura (êtres guerriers, intermédiaires entre les dieux et les humains), des animaux, des êtres affamés, et des condamnés aux enfers.
Mais pour beaucoup de chercheurs, c'est une interprétation abusive de la parole du Bouddha sur la Production Conditionnée, car le Maître n'a jamais parlé de la succession dans le temps, d'autres vies, au-delà de la vie actuelle (3). La philosophie bouddhique a toujours été une philosophie de vie « visibleici et maintenant » (sanditthiko en pali).
Il est donc important de comprendre que le discours sur la Production Conditionnée ne porte pas sur la métaphysique, mais sur la psychologie humaine.
En effet, on remarque d'emblée que parmi les 12 facteurs de conditionnalité, 4 sont des agrégats, c-à-d les constituants de la personnalité: les formations karmiques, la conscience, les facteurs physiqueset mentaux et les sensations. Avec les autres facteurs (ignorance, six sphères sensorielles, contact, soif, saisie), il s’agit incontestablement de processus physiques et mentaux, pointés par le Bouddha comme responsables de la souffrance.
Comme il l'a montré également, la Production Conditionnée peut être examinée dans les deux sens. En remontant de maillon en maillon, on retrouve le premier de la chaîne, qui est l’ignorance (avijjā).
Cette ignorance originelle n’a rien à avoir avec le « péché originel » dans le christianisme. Il ne s’agit pas non plus d'une « cause première », à l’origine de l’univers ou de la vie humaine. Ce n’est pas un manque de connaissance intellectuelle, mais d'une ignorance que l'on peut qualifier de « spirituelle », c-à-d de la non compréhension de la vérité profonde découverte par le Bouddha.
Sa cessation doit passer parla compréhension profonde (paññā, prajñā en sanskrit)des 4 Nobles Vérités, afin de parvenir à la délivrance. Ainsi la Production Conditionnée s’intègre parfaitement dans l’enseignement fondamental du bouddhisme.
En fait, la Production Conditionnée telle qu’elle vient d'être présentée par le Bouddha, n’est qu’un des aspects de la notion beaucoup plus vaste de « conditionnalité » (paccaya), englobant tous les phénomènes dans l'univers (4).
Paccaya signifie « condition », quelque chose dont une autre, appelée « conditionnée », dépend et ne peut exister sans elle. On l'appelle aussi en chinois 緣 yuán, en viêtnamienduyên.
Il existe de nombreux modes de conditionnalité, au nombre de 24 d'après le dernier livre de Commentaires (Abhidhamma) Paṭṭhāna : « racine, prédominance, contiguité, immédiateté, mutualité, fondation, induction, répétition, association, dissociation, apparition, disparition, etc. » Le karma lui-même, la loi de causalité, fait partie des modes de conditionnalité.
Le principe de conditionnalité englobe tout l'univers, dans le sens où tous les phénomènes, tous les objets existants sont conditionnés, reliés les uns aux autres, interconnectés, interdépendants. C'est aussi le principe de l'interdépendance des choses.
Le Maître Zen Thích Nhất Hạnh utilise le terme d’« inter-être », pour signifier que rien n'existe isolément, indépendamment d’autres choses. Il suffit de considérer le rôle des insectes dans la pollinisation des fleurs, ou celui des plantes et des algues dans le cycle du carbone par la photosynthèse, pour comprendre que tout est interdépendant dans l’univers.
On retrouve, dans plusieurs passages du Canon pali (Majjhima Nikāya, III, 63; Samyutta Nikāya, II, 28, 95), cette doctrine résumée en 4 lignes:
« Quand ceci est, cela est.
Ceci apparaissant, cela apparaît.
Quand ceci n’est pas, cela n’est pas.
Ceci cessant, cela cesse. »
Cette vision du monde modifie profondément notre rapport aux autres êtres vivants, à la nature, et nous confère un sentiment de solidarité, de fraternité, et d'harmonie avec tout ce qui nous entoure.
Le Non-soi (anattā)
ou absence d'individualité, de substantialité ou de consistance du « soi », est une autre notion essentielle du bouddhisme. Rappelons qu’il fait partie des Trois Caractéristiques (tilakkhaṇa), comportant l'impermanence, la souffrance et le non-soi, en sino-viêtnamien: ba pháp ấn, khổ, vô thường, et vô ngã.
Mais alors que l'impermanence est partagée par d'autres philosophies, notamment celle d'Héraclite, pour qui « tout s’écoule » (panta rhei), le Non-soi est une notion spécifique du bouddhisme, si bien que le Bouddha a été appelé anattā-vādi, le « maître du Non-soi ».
Rappelons aussi qu’à l'époque du Bouddha, en Inde au 5è s. avt notre ère, l'existence d'une âme individuelle ou d'un « soi » était reconnue par la plupart des courants philosophiques. Lebrahmanisme l’appelait atman (en sanskrit, attā en pali)le jaïnisme jīva,le Sāṃkhya et le Yoga, puruṣa (ou conscience primordiale).
A l'inverse, l'existence de l'âme ou du « soi » est niée par les matérialistes (Cārvāka) et par le bouddhisme.
Présentation du Non-soi
Pour le Bouddha, ce que l’on appelle « soi » (attā) ou « individu » (puggala), (mais il peut s'agir aussi de n’importe quelle entité: humaine, animale, végétale, ou minérale), n’est qu’un mode d’expression, de dénomination, conventionnel, et qui ne correspond à aucune existence réelle.
Ce que l’on croit être le « soi » n'est en fait qu'un assemblage de divers constituants de notre personnalité, que le Bouddha appelle les 5 agrégats (khanda en pali, uẩn en vn), ou encore les 5 agrégats d'appropriation (upādāna-kkhanda, thủuẩn), c-à-d dont on a tendance à s’approprier.
Ces 5 agrégats sont:
- la forme (rūpa,色 sắc) (c-à-d le corps physique) ;
- les sensations (vedanā, 受 thọ) (c-à-d les impressions reçues par les sens, ressenties comme agréables, désagréables ou neutres) ;
- la perception (saññā, 想 tưởng) (c-à-d la reconnaissance des objets des sens) ;
- les formations karmiques (saṅkhāra, 行 hành) qui sont un groupe d'une cinquantaine de fonctions mentales (ou de phénomènes mentaux) très divers, comme: attention, concentration, décision, énergie, désir, enthousiasme, illusion, agitation, haine, regret, paresse, torpeur, doute, calme, joie, sagesse, compassion, etc... la plupart étant des actes volitionnels avec des effets karmiques, certains favorables, d'autres défavorables, d'autres neutres ;
- et enfin,la conscience (viññāṇa, 識 thức).
Voyons comment le Bouddha l’a exposé dans son 2è discours, appelé Anattā lakkhaṇa Sutta (Discours sur les caractéristiques du Non-soi)(Samyutta Nikāya, XXII,59).
« En ce moment-là, le Bienheureux se trouvait dans le Parc des Gazelles d’Isipatana, près de Varanasi. Il s'adressa alors au groupe des cinq moines :
- La forme (ou le corps), ô bhikkhus, n’est pas le soi. Car si la forme (ou le corps) était le soi, elle ne causerait pas de souffrance, de peine, elle ne serait pas sujette au changement, et l'on aurait la possibilité de la diriger, de l’influencer: « Que ma forme (ou mon corps) soit ainsi; que ma forme (ou mon corps) ne soit pas ainsi. » Il en est de même des sensations, des perceptions, des formations karmiques, de la conscience.(...)
- C'est pourquoi, ô bhikkhus, quelles que soient la forme (ou le corps), les sensations, les perceptions, les formations karmiques et la conscience, qu’elles soient passées, présentes ou futures, internes ou externes, grossières ou fines, basses ou élevées, proches ou lointaines, toutes doivent être considérées ainsi avec sagesse : « Ce n'est pas à moi, ce n'est pas moi. »
Ainsi, dans ce discours, l’argumentation du Bouddha reposait sur les caractères d’impermanence, d’insatisfaction, d’incontrôlabilité, des 5 agrégats, c-à-d des divers constituants de la personnalité.
Dans le Milinda-pañha (Questions du roi Milinda),on trouve un passage où le moine Nāgasenaexpliquait la notion de Non-soi au roi indo-grec Milinda (ou Menander 1er),qui régnait au nord-ouest de l’Inde vers le 2è s. avt notre ère.
« - Vénérable, quel est votre nom?
- On m'appelle Nāgasena, Sire! Mais ce n'est qu'un nom donné par mes parents, une appellation,une dénomination. Il n'y a là-dessous aucun individu, aucun soi.
- Comment est-ce possible, Vénérable? Vous êtes là devant moi, et vousdites que vous n'existez pas en tant qu'individu. Je ne peux vous croire.
- Sire, pourrais-je vous demander de définir le chariot par lequel vous êtes venu. Est-ce le timon, l'essieu, les roues, le siège, les rênes, ou le joug?
- Non, Vénérable.
- Est-ce donc la réunion de toutes ces choses?
- Non, Vénérable.
- Est-ce une chose distincte de tout cela?
- Non, Vénérable.
- Alors, comment puis-je vous croire, Sire? Vous dites que vous êtes venu en chariot, et vous n'arrivez pas à le définir, à prouver son existence.
- Je ne mens pas, Vénérable. C'est à cause du timon, de l'essieu, des roues,du siège, des rênes, du joug, que se forme l'appellation, la dénomination, l'expression courante de « chariot ».
- Très bien, Sire! Vous savez ce qu'est le chariot. De même, c'est à cause de la peau, des muscles, des os, des cheveux et poils, des organes, du sang, des fluides et des déchets du corps..., que se forme l'appellation, l'expression courante, le nom de Nāgasena: mais en réalité, il n'y a pas là d'individu, ou de soi.
De même que ce qu'on appelle le « chariot » n'est qu'un assemblage de ses constituants, de même ce qu'on appelle le « soi » individuel n'est que la combinaison des 5 agrégats.
- C'est merveilleux, c'est admirable, Vénérable Nāgasena. Vous m'avez bien éclairé en répondant à mes questions ».
Sur le plan philosophique, le « Non-soi » trouve son fondement dans la Production Conditionnée. En effet, d'après la Production Conditionnée, toute chose est conditionnée par autre chose, et ne peut exister isolément, indépendamment, de façon permanente, ce qui est la définition-même de l'absence d'individualité, de substantialité du « soi ».
Objections au Non-soi
Pourtant, plusieurs objections peuvent être émises à cette notion de « Non-soi », qui n'est pas sans poser problème:
1) Tout d’abord, la grande majorité des gens est habituée à penser que chaque personne a une âme, distincte du corps mais liée à celui-ci. Nier le soi reviendrait donc à nier l'âme, et en même temps le monde des esprits, immatériel et invisible.
2) Cette croyance à l'âme est en fait liée à la peur de la mort, ou plutôt à la peur d’être anéanti après la mort, après la disparition du corps. La plupart des gens espèrent que leur âme va renaître dans une autre existence, de préférence meilleure, ou bien accéder au Paradis ou au royaume de Dieu.
Le Bouddha l’a d’ailleurs bien reconnu: « Cette idée 'je ne serai plus, je n’aurai plus' est effrayante pour l’homme ordinaire, n’ayant pas atteint la sagesse » (Majjhima Nikāya II, 112).
3) Sur le plan théorique, se pose aussi le problème du vécu personnel et du libre arbitre de chacun. On peut se poser la question : si le « soi » n’existe pas, alors qui voit et entend, qui réfléchit, qui ressent, qui agit? Qui produit le karma, qui en subit les conséquences? Qui recherche les causes de la souffrance, et s’en délivre en suivant l’Octuple chemin, etc.?
4) Enfin, l'expérience montre à chacun, que depuis sa plus tendre enfance, son « soi » ou son ego l'accompagne toujours et partout dans la vie. Son identité civile est toujours la même, son corps physique, son contexte familial et social aussi, même s'ils changent avec le temps, et cela conforte l'impression que chaque individu, chaque « soi » est bien réel.
Alors, le Bouddha a-t-il vraiment nié le « soi »?
Devant ces objections, certains chercheurs ont voulu mieux préciser la signification de la doctrine du Non-soi du Bouddha, en posant carrément la question: le Maître a-t-il vraiment nié le « soi »? Y a t-il vraiment dans lesSutta des passages où il a affirmé que le « soi » n’existait pas?
En réexaminant le titre du « Discours sur le Non-soi », on s'aperçoit qu’en réalité ilne s'appelait pas Anattā Sutta, « Discours sur le Non-soi », mais Anattā lakkhaṇa Sutta,« Discours sur les caractéristiques du Non-soi ».
D'autre part, on remarque que dans tout le discours, le Bouddha n'a jamais dit que le « moi » n'existait pas, mais qu’il a simplement répété,à plusieurs reprises: « Ceci n'est pas 'moi', ceci n'est pas 'à moi' ». Autrement dit : « Il ne faut pas prendre ceci pour moi, il ne faut pas prendre ceci pour le mien ».
L'histoire de Vacchagotta, que l'on trouve dans plusieurs Suttadu Canon pali (Majjhima 3.72, Samyutta 44.8 et Anguttara 3.57 Nikāya), est aussi édifiante (5).
Vacchagotta, un ascète errant, vint un jour demander au Bouddha: « Vénérable Gotama, y a-t-il un ‘soi’? » Le Bouddha resta silencieux. Vacchagotta redemanda: « N’y a-t-il donc pas de ‘soi’? » Le Bouddha garda encore le silence.
Après le départ de l’ascète errant, Ānanda le plus proche disciple du Maître, qui avait assisté à la scène, lui demanda pourquoi il n’avait pas répondu à ces questions.
Le Bouddha expliqua alors: « Si j’avais répondu ‘oui, il y a un soi’, cela aurait été de soutenir la théorie éternaliste des brāhmaṇa; si j’avais répondu ‘non, il n’y a pas de soi’, cela aurait été de soutenir la théorie nihiliste; de plus, si j’avais répondu ‘oui’, cela aurait été en désaccord avec ma connaissance que tous les dhamma sont sans ‘soi’. Et si j’avais répondu ‘non’, j’aurais mis Vacchagotta dans une grande confusion, lui qui croyait qu’il avait un soi et se lamenterait de ne plus en avoir ».
En fait, le Bouddha était un enseignant pragmatique, et répondait toujours aux questions en tenant compte du contexte de chaque interlocuteur.
Il a toujours refusé de répondre aux questions métaphysiques, telles « L’univers est-il éternel ou non, infini ou non ? Où va l’âme après la mort ? Le corps et l'âme sont-ils différents ou la même chose? ». Ces questions sont appelées avyākata, c-à-d à ne pas poser, car impossibles à répondre, et de plus inutiles et qui font perdre un temps précieux. C’est ce que l’on appelle le « silence du Bouddha ».
L'enseignement bouddhique selon les 2 vérités
En réalité, comme le fera remarquer Nāgārjuna, moine-philosophe indien du 2è-3è s., chef de file de l'Ecole de la Voie Moyenne (Madhyamaka), pour bien comprendre l'enseignement du Bouddha, il faut interpréter suivant deux niveaux de vérités : la vérité relative, conventionnelle (samutti-sacca), et la vérité absolue, ultime (paramatta-sacca).
En enseignant les « 4 Nobles Vérités », le Bouddha a montré la vérité relative, à la personne qui souffre, découvre les causes de sa souffrance, et suit leCheminle conduisant à la délivrance. Ce « soi », que l’on peut appeler « psychologique », existe bel et bien en tant que vérité relative, temporaire, conventionnelle.
D'ailleurs, il a été démontré par les neurosciences modernes l’existence en chacun d’une « conscience de soi », ou plus exactement d’une activité de « conscience de soi », que l’on peut appeler aussi « référence à soi », « sentiment de soi » ou « préoccupation de soi ». Elle ne concerne pas seulement l’individuisolé, mais aussi sa famille, ses proches, ses biens, c’est-à-dire son monde à lui...
Cette« conscience de soi » correspondant à l'activation d'un réseau de neurones, comportant 2 centres principaux situés sur la ligne médiane du cerveau, visibles ici en IRM-fonctionnelle en coupes sagittale, frontale et horizontale : en avant le Cortex Préfrontal Médian (MPFC) et en arrière le Cortex Cingulaire Postérieur (PCC).
Par contre, le « soi », qu'on pourrait appeler « métaphysique », n’existe pas en tant que vérité absolue, éternelle, ultime. C'est contre cette illusion du « soi » que s’élève le Bouddha, en disant que ce « soi » n'existe pas en réalité.
« Non-soi » ou « Pas-soi » ?
Bhikkhu Thanissaro, un moine Therāvadin d’origine américaine, a fait une proposition intéressante, qui est de remplacer la notion de « no-self » par celle de « not-self ». C’est-à-dire qu’au lieu de nier le « soi », de dire que « il n'y a pas de soi », il faudrait plutôt se dire: « ce n’est pas ça le soi » (6).
En effet, il ne faut pas oublier que la philosophie bouddhique est avant tout une philosophie de l’action, pragmatique, et que comme nous l’avons déjà dit, le Bouddha était essentiellement un médecin de l’âme, un psychothérapeute.
En découvrant les lois de conditionnalité qui régissent l’univers et l’esprit humain, il a réalisé que c’est par l’appropriation, l’attachement à « soi » et aux « siens », que l’homme crée sa propre souffrance. Par conséquent, c’est le détachement de « soi », l'effacement de « soi », qui permet la délivrance de cette souffrance.
Non-soi = détachement et effacement de « soi »
Le Non-soi est donc une véritable stratégie thérapeutique du Bouddha: la maladie est la souffrance; sa cause, l'attachement à soi (et aux siens); son traitement, le détachement et l'effacement de « soi ».
Et si l'on arrive à effacer entièrement son ego? On n'aura plus du tout d'afflictions (kilesa) ni de souillures mentales (āsava), et on atteindra la délivrance totale, le nibbāṇa. « Le Non-soi est le nibbāṇa » (vn: Vô ngã là Niết Bàn) : c’est le titre d'un livre du Vénérable Supérieur Thích Thiện Siêu, de Huế.
Evidemment c’est extrêmement difficile d’effacer son ego, pour ne pas dire « mission impossible », tellement le « sentiment du soi » est omniprésent, insidieux et puissant, en chacun !
Pour contrer ce monde de l'ego, qui correspond sur le plan neurologique à une activation intense du réseau de la « conscience de soi », il y a la possibilité d’inactiver ce réseau en développant la « juste attention ». C’est le principe de la méditation de pleine-conscience, ou mindfulness.
On voit sur cette IRM-fonctionnelle le remplacement de l'activation du réseau Mode par Défaut correspondant à la « conscience de soi » en rouge et jaune, par l'activation du réseau de Tâche Positive, c-à-d de l’attention, en bleu.
Le « non-soi » ou plutôt le détachement de soi, et la « juste attention » (sammā-sati, chánh niệm),sont donc étroitement liés et tous deux enseignés par le Bouddha.
C'est un entraînement long et difficile, que de lutter contre notre tendance naturelle à l'égocentrisme. Mais ce serait déjà très bien d'essayer chaque jour de penser un peu moins à soi-même et davantage aux autres. On rejoint ainsiSaint-François d’Assise dans sa prière : « C’est en se donnant qu’on reçoit, c’est en s’oubliant qu’on se trouve, c’est en pardonnant qu’on est pardonné... »
Le maître Zen et du jardin japonais, Muso Soseki, disait aussi: « En jetant cette toute petite chose qu’on appelle ‘moi’, je suis devenu le monde immense »…
Se détacher de soi, s’oublier soi-même, c’est aussi réaliser que chacun n’est qu’un élément infime et fugace dans un immense maillage qu’est l’univers, interdépendant et interconnecté harmonieusement.
Trinh Dinh Hy
9 Mai 2021
Références
(1) Paccaya Sutta (Saṃyutta Nikāya 12.20), Upanisa Sutta (Saṃyutta Nikāya 12.23) et Nagara Sutta (Saṃyutta Nikāya 12.65)
Paccaya Sutta : Requisite Conditions(SN 12.20)
traduit du Pali par Thanissaro Bhikkhu
https://www.accesstoinsight.org/tipitaka/sn/sn12/sn12.020.than.html
(2) Nagara Sutta: The City
traduit du Pali par Thanissaro Bhikkhu
https://www.accesstoinsight.org/tipitaka/sn/sn12/sn12.065.than.html
(3) Paticcasamuppada au quotidien
De l'origine conditionnée de tous les phénomènes
Buddhadasa Bhikkhu
http://www.dhammadelaforet.org/sommaire/bb/paticca/paticca.html#12.
(4) La co-production conditionnée transcendante
Bhikkhu Bodhi
http://www.refugebouddhique.com/images/stories/documents/lt04_bhikkhu_bodhi.pdf
(5) Vacchagotta Sutta: With Vacchagotta
traduit du Pali par Thanissaro Bhikkhu
https://www.accesstoinsight.org/tipitaka/sn/sn44/sn44.008.than.html
(6) No-self or Not-self?
Thanissaro Bhikkhu
https://www.accesstoinsight.org/lib/authors/thanissaro/notself2.html