L’éveil subit et l’éveil graduel dans le bouddhisme Zen
Alors que la méthode de méditation pratiquée et enseignée par le Bouddha, appeléejhāna en pali ou dhyāna en skt,date de plusieurs milliers d’années en Inde, l’Ecole bouddhique de méditation,le Chán, est née assez tardivement en Chine au 6è siècle, fondée par un personnage semi-légendaire venu du Sud de l’Inde, Bodhidharma.
A partir du 8è siècle, en même temps que sa diffusion en Asie orientale, sous le nom de Zen au Japon, Sŏn en Corée, Thiền au Viêt-Nam, le Chán s’est divisée en deux Ecoles, celledu Nord et celledu Sud, puis en plusieurs lignées suivant les patriarches successifs.
Au sein de ces Ecoles et lignées, sont apparus une divergence et un débat au sujet de l’éveil et de la méthode pour y parvenir, opposant d’un côté, les partisans de l’éveil subit et la méthode subitiste, et de l’autre, ceux de l’éveil graduel et la méthode gradualiste (1).
Cette divergence subsiste encore de nos jours, par exemple au Japon, entre les Ecoles Rinzai et Soto, dérivées respectivement des Ecoles chinoises Línjì et Cáodòng. L’Ecole Rinzai est considérée comme subitiste, avec ses ko-an et ses manières d’enseignement brusques, alors que l’Ecole Soto est considérée comme gradualiste, avec sa devise shikan-taza (juste-assis).
De quoi s’agit-il exactement?
Il s’agit de la différenciation en deux types d’éveil: l’éveil subit (dùnwù en chinois) et l’éveil graduel (jiànwù); et aussi en deux méthodes d’enseignement, la méthode subitiste (dùnjiào) et la méthode gradualiste (jiànjiào)(2, 3).
Voici comment le moine Wúmén Huìkāi, auteur du célèbre recueil Wúmén Guān (Passe-sans-Porte), a raconté son propre éveil. Ayant reçu de son maître un ko-an sur le Wú du patriarche Zhàozhōu (« Le chien a t-il la nature-de-Bouddha?- Wú! (non) »), il s’y appliquait pendantsix ans avec tellement d’assiduité qu’au lieu de se reposer entre les séances de méditation, il marchait de long en large dans le couloir et se cognait la tête contre un pilier pour ne pas s’endormir. Un jour, en entendant la cloche sonner l’heure du repas, il réalisa soudainement l’éveil et composa à cette occasion un poème:
« Un coup de tonnerre dans un ciel ensoleillé,
Tous les êtres sur terre écarquillent les yeux.
L’univers en un seul mouvement s'incline,
Le Mont Sumeru saute de joie et danse. »
Il courut annoncer la nouvelle à son maître, qui lui demanda: « Pourquoi diable cours-tu ainsi? ». Il poussa un cri, son maître fit de même, il cria encore, puis ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Peu après, Wúmén composa un quatrain ne comportant que le mot Wú: « Wú wú wú wú wú, wú wú wú...»(4)
Dans ce cas d’éveil subit, la vérité est perçue soudainement et spontanément, de façon directe, intuitive, complète et définitive. Alors qu’en cas d’éveil graduel, l’approche est volontaire, progressive, procédant par étapes, nécessitant un long entraînement et un effort soutenu.
Cette différenciation n’existait pas au départ dans le Chán, mais serait apparue à la suite d’une grave divergence de points de vue, aboutissant à la séparation en deux Ecoles rivales, celle du Nord menée par le moine Shénxiù, partisan du gradualisme, et celle du Sud menée par Hùinéng, partisan du subitisme, comme cela a été relaté dans le Sūtra de l’Estrade (Fábǎotán Jīng), une oeuvre particulièrement influente du bouddhisme chinois.(3)
Ce Sūtra montre un contraste frappant entre Hùinéng, un novice illettré venu de la campagne apprendre le Chán dans un monastère, et Shénxiù, un moine éminent de 30 ans son aîné, pressenti comme le successeur du 5è patriarche Hóngrěn. Lors d’une épreuve ordonnée par celui-ci pour tester la réalisation des élèves, Shénxiù exprima son point de vue dans un poème assez joli mais conventionnel:
« Le corps est comme l’arbre d’éveil,
Le mental un support de miroir brillant.
Nettoyons-les sans cesse avec soin,
Pour que ne s’y amasse point la poussière. »
Huìnéng stupéfia alors tout le monde par sa réplique:
« L’éveil n’est point un arbre,
Le miroir brillant n’a guère de support.
Puisqu’à l’origine rien n’existe,
Où la poussière pourrait-elle s’amasser? »
En prenant à contre-pied son aîné, en balayant ses propos par la notion de « vacuité », Huìnéng apparut aux yeux de tous comme d’un niveau supérieur de réalisation et devint le nouveau favori pour la succession. Mais, menacé de jalousie et de représailles de la part des partisans de Shénxiù, il fut alors obligé de s’enfuir vers le Sud et de vivre caché, sur les conseils du 5è patriarche, lequel lui aurait discrètement transmis le bol et la toge de la lignée...
Comme l’a montré le spécialiste du Zen Daisetz T. Suzuki, on est passé des notions familières dans le Chán de « kàn xīn » (regarder le mental), venant de « kàn jìng » (regarder la pureté) et de « jìng xīn » (purifier le mental), à la notion nouvelle de « jiàn xìng » (voir sa nature-propre). « Kàn 看 » (regarder) s’écrit avec une main au-dessus d’un oeil, alors que « jiàn見» (voir) s’écrit simplement avec un oeil au-dessus de deux jambes. « kàn xīn », scruter le mental avec attention, suppose une action volontaire, un effort continu, alors que « jiàn xìng », voir sa nature, suppose une vision spontanée, immédiate, sans effort.(5)
Ainsi, d’après le Sutra de l’Estrade, sous l’influence de Hùinéng, le Chán a pris un véritable tournant, passant de l’étape d’« observation du mental » afin de le purifier et atteindre graduellement l’éveil, à celle de la « vision de sa nature-propre », ce qui correspond à l’éveil subit. « Voir sa nature-propre », c’est aussi « devenir Bouddha » (jiàn xìng chéng fó), dernier vers du célèbre quatrain caractérisant le Chán :« Ne reposant pas sur les écritures, Transmis en dehors de l’enseignement, Pointant directement le mental, Voyant sa nature-propre, on devient Bouddha ».
La méthode de méditation préconisée par Shénxiù, et qui était jusqu’alors la seule enseignée par ses prédécesseurs (de Bodhidharma à Hóngrěn), pourrait être qualifiée de quiétiste, car elle consistait seulement à « purifier l’esprit », à « nettoyer la poussière » obscurcissant le mental. La critique de Huìnéng portait sur les « impuretés » du mental tenues pour réelles par Shénxiù, qui faisait ainsi preuve de dualisme, alors qu’elles étaient en réalité « vides » et qu’il suffisait de reconnaître la nature « intrinsèquement » pure du mental.
Du point de vue historique
On sait maintenant que le Sūtra de l’Estrade, présenté comme une autobiographie de Hùinéng, fut en fait rédigé tardivement et avec une grande part de fiction par un disciple de Shénhùi, lui-même se proclamant successeur de Hùinéng. Personnage public et influent vers la fin de la dynastie Táng, Shénhùi fut le véritable initiateur de l’Ecole du Sud, menant activement campagne contre l’Ecole du Nord, et réclamant le titre de 6è Patriarche pour son maître disparu 20 ans auparavant.(6)
Il y va de soi que pour l’Ecole du Sud, la voie de l’éveil subit était bien supérieure à celle de l’éveil graduel, et cette voie rencontrait d’autant plus de succès auprès de la masse populaire, qu’elle s’adressait à des gens modestes, illettrés comme Hùinéng, contrairement à la voie gradualiste, plutôt réservée à une élite intellectuelle.
En fait, des études ultérieures ont montré que l’attitude de Huìnéng était beaucoup plus nuancée, lorsqu’il déclarait notamment: « Du point de vue de la nature-de-Bouddha et du Dharma, il n’y a pas de subit ni de graduel. Mais dans la vision, il y a une manière lente et une manière rapide. Vu lentement, c’est l’enseignement graduel; vu rapidement, c’est l’enseignement subit ». C’est pour cela que parmi ses élèves issus de l’Ecole du Sud, on trouvait aussi bien des partisans du subitisme (Línjì) que ceux du gradualisme (Dòngshān, Cáoshān), alors que l’Ecole du Nord s’éteignit rapidement.
Ultérieurement Zōngmì (8è-9è s.), un moine érudit appartenant à la fois à l’Ecole Chán du Sud et à l’Ecole Huáyán dont il était considéré comme le 5è patriarche, a essayé d’harmoniser les différentes vues sur la nature de l’éveil, et notamment de concilier les méthodes subitiste et gradualiste, en prônant un « éveil subit » suivi d’un « entraînement graduel ».(7)
En fait, en remontant plus loin dans le temps, on s’aperçoit que les notions d’éveil subit et d’éveil graduel étaient déjà présentes en Chine, avant l’apparition du Chán.
Dàoshēng (4è-5è s.), l’un des premiers moines traducteurs de l’équipe de Kumārajīva à Cháng'ān, élève de Huìyuǎn, spécialiste du Sūtra du Nirvāṇa et fondateur de l’Ecole du même nom, était convaincu que tous les êtres, même des gensirrécupérables sans foi ni loi, les icchantika, possédaient en eux la nature-de-Bouddha ou la bouddhéïté. Pour lui, l’éveil ou la réalisation de la bouddhéïté, apparaît de façon subite, instantanée et parfaite. Il s’opposait ainsi à Huìguān, lui aussi élève de Huìyuǎn et traducteur de Kumārajīva, qui soutenait que l’éveil ne pouvait être acquis que graduellement, au cours d’une longue pratique. L’oeuvre de Dàoshēng, notamment son exégèse du Sūtra du Nirvāṇa, sa conception de l’universalité de la nature-de-Bouddha, et de l’éveil subit, allaient exercer une grande influence sur le développement ultérieur du bouddhisme chinois et préparer le terrain pour l’apparition du Chán en Chine, avec le débat subitisme/gradualisme.(8)
La grande habileté de Huìnéng a été d’introduire dans le Chán des notions à l’époque déjà très populaires en Chine: la « vacuité » de la Prajñāpāramitā (notamment du Sūtra du Diamant grâce auquel il aurait atteint l’éveil), l’ « unité de toutes choses » de l’Avataṃsaka, le « tout-est-conscience » du Laṇkāvatāra, et surtout la « nature de Bouddha » ou l’« embryon du tathāgata » de divers Sūtra dits « tardifs » du Mahāyāna, dont nous reparlerons.
Essayons d’aller plus loin maintenant, avec la question: qu’est-ce que l’éveil?
Comment définir l’éveil?
L’éveil ou l’illumination (awakening, enlightenment en anglais) est la traduction de bodhi (pali et skt), qui vient de la racine √budh, signifiant connaître, comprendre. Le Bouddha est celui qui a réalisé la compréhension parfaite du monde, après avoir, d’après la légende, atteint l’éveil au bout d’une méditation de 7 semaines, sous un arbre appelé « arbre de Bodhi ».
En fait, Siddhāttha Gotama n’a jamais été appelé Bouddha de son vivant. Le maître se nommait lui-même tathāgata,« ainsi arrivé », c-à-d. celui qui est arrivé à la délivrance des afflictions et des souillures du monde, et ses disciples l’appelaient Bhagavān (Bienheureux, Vénéré du monde). C’est longtemps après sa mort que l’on lui a attribué le titre de Bouddha, le « Parfait éveillé ».
L’éveil dans le bouddhisme originel, ancien
Dans le bouddhisme ancien, on distingue 3 types d’éveil: l’éveil des disciples (sāvaka-bodhi), l’éveil des solitaires (pacceka-bodhi) et l’éveil parfait du Bouddha (sammā-sambodhi).
Pour la plupart des spécialistes du bouddhisme (9), l’éveil n’est autre que la compréhension parfaite, - non pas intellectuelle, mais par expérience -, de ce qui a été compris et enseigné par le Bouddha, c’est-à-dire les 4 Nobles Vérités, les 3 Caractéristiques de l’existence (souffrance, impermanence, non-soi), la Co-production conditionnée.
On peut donc considérer que dans le bouddhisme originel ancien, l’éveil est plutôt graduel, et sa méthode progressive, gradualiste, nécessitant un entraînement continu.
L’éveil dans le Mahāyāna (Grand Véhicule)
Pour le bouddhisme originel, enseigné par le Bouddha Gotama, le but est clairement l’extinction de la souffrance (nirodha), et non pas l’éveil (bodhi), qui est un moyen pour y parvenir, même s’il est essentiel. Pour le Mahāyāna, par contre c’est l’éveil (juéwù) qui est le plus important, ce que recherche le pratiquant, quels que soient les « moyens habiles » (upāya kausalya, shànqiǎo fāngbiàn) utilisés.
Cela vient sans doute d’une conception différente de l’éveil, autrement dit d’une divergence sur l’interprétation du réel, c’est-à-dire de la vérité.
Dans le bouddhisme originel, la vérité est celle enseignée par le Bouddha, et l’éveil sa compréhension parfaite. Le Bouddha n’a parlé de vérité (sacca en pali, satya en skt) que dans les 4 Nobles vérités (cattāri ariya-saccāni), correspondant à ce qui se passe réellement dans le monde phénoménal. Il a toujours écarté toute question métaphysique, toute spéculation sur l’éternel et l’absolu, qu’il considère comme inutile et illusoire.
Mais pour le Mahāyāna, il est essentiel de comprendre qu’il existe deux niveaux de vérité: la vérité « relative, conventionnelle » (samvṛti-satya, dúdì) et la vérité « absolue, ultime »(paramārtha-satya, zhēndì).
Pour Nāgārjuna et son Ecole, le Madhyamaka (Ecole du Milieu), la première vérité est celle enseignée par le Bouddha;elle est « relative, conventionnelle » parce qu’elle a trait aux phénomènes conditionnés. La seconde « absolue, ultime » correspond à la vacuité (śūnyatā, kōng), ou bien la co-production conditionnée (paṭicca-samuppāda, yuánqǐ) enseignée par le Bouddha. Comme le Bouddha, Nāgārjuna est partisan de la « voie du milieu » (majjhimā paṭipadā, zhōngdào), qui est le refus à la fois de l’éternalisme et du nihilisme.
Il n’en est pas de même pour les Ecoles du Mahayana s’appuyant sur les Sūtra dits « tardifs » (Tathagātagarbha, Mahāparinirvāṇa, Śrīmālādevī Siṃhanāda, Laṇkāvatāra, Śūraṅgama, etc.), introduisant l’idée d’une vérité « absolue, ultime » éternelle, inchangée, indicible, ne pouvant être saisie qu’intuitivement. Cette vérité absolue apparaît sous diverses appellations, tout en étant une: la « nature-de-Bouddha », l’ « embryon du tathāgata », le « corps (ou champ) du Dharma », l’ « Ainsité (tathātā) », la « Conscience-réservoir (ālaya-vijñāna) », l’ « Esprit lumineux », etc. Elle existerait sous forme cachée, latente dans chacun, et il suffit d’en prendre conscience pour la découvrir, en voyant sa « nature-propre ». C’est cette découverte soudaine et complète qui correspondrait à l’éveil subit dans le Chán.
Néanmoins, il suffit de confronter cette notion de « nature-propre » à la philosophie originelle du Bouddha et de Nāgārjuna, pours’apercevoir qu’il existe une contradiction évidente et totale entre les deux. La notion de « nature-propre » (svabhāva) s’oppose évidemment à celle de « vacuité », qui veut dire « absence de nature-propre » (nisvabhāva), et l’idée d’un éternel absolu n’est autre que le retour d’une tentation éternaliste et absolutiste, que le Bouddha avait toujours combattue !
Mais comme il tenait à cœur à la fois la « vacuité » et la « nature-propre », le Mahāyāna chinois a alors créé la formule paradoxale de « vraie vacuité, merveilleuse existence » (zhēnkōng miàoyóu), combinant les deux. Ne serait-ce là encore qu’un « moyen habile »?
L’influence du taoïsme
Il est indéniable, comme le soulignent tous les spécialistes du bouddhisme chinois, que le Chán a été fortement influencé par le taoïsme, qui faisait déjà partie du socle culturel chinois avant l’arrivée du bouddhisme en Chine. D’ailleurs, les premiers traducteurs des Ecritures bouddhiques du sanskrit en chinois ont dû emprunter des mots de la terminologie taoïste, sans pouvoir éviter parfois des erreurs ou des imprécisions.
Parmi les éléments de la philosophie taoïste qui vont influencer le Chán, il faut noter l’impossibilité de concevoir et d’exprimer la vérité en paroles et en écriture, et le principe du « non-agir » (wúwéi) et de « laisser faire la nature » (zìrán), ce qui est très proche du « lâcher-prise » du Chán.
Notons que le principe essentiel du taoïsme de laisser les choses se dérouler naturellement et spontanément, sans intervenir, s’accorde parfaitement avec l’éveil subit de l’Ecole Chán du Sud.
D’ailleurs, plusieurs exemples ont été cités parmi les taoïstes partisans de cette double polarité subitisme/gradualisme, comme des précurseurs en quelque sorte de cette distinction dans le Chán.
Enfin, l’opposition entre subitisme et gradualisme s’est retrouvée dans d’autres domaines culturels chinois, notamment la poésie, avec le célèbre poète Xiè Língyùn, du 4è-5è s. dont la prise de position subitiste lui a finalement coûté la vie, et la peinture, avec d’un côté des peintres subitistes, comme le grand poète et peintre bouddhiste Wáng Wéi, partisans de la spontanéité et du libre cours à l’imagination, et de l’autre, des peintres gradualistes, volontiers confucianistes et partisans du travail minutieux et de l’effort. Cette différence a d’ailleurs été théorisée par le « Traité des Ecoles du Nord et du Sud » rédigé par Dǒng Qíchāng, peintre, calligraphe et critique d'art de la fin de l’époque Míng au 16è-17è s.
L’éveil, une manifestation neuro-psychique?
Les progrès scientifiques majeurs de la fin du siècle dernier et au début de ce siècle, notamment en matière de neurosciences, nous incitent à poser une question: et si l’éveil n’était qu’une manifestation neuro-psychique? Autrement dit, une impression d’appréhension totale, parfaite de la vérité, mais qui ne serait qu’une impression subjective et fugace?
Nous ne pourrons guère approfondir cette question et y répondre de façon définitive aujourd’hui, par manque de temps, et aussi parce que nos connaissances scientifiques actuelles sur ce sujet sont encore très parcellaires et incomplètes.
Nous dirons simplement que le point de vue des scientifiques s’oriente de plus en plus vers l’interprétation du phénomène de l’éveil comme une manifestation neuro-psychique particulière, universelle et non spécifique.
En effet, cette manifestation paroxystique, attendue ou inattendue, souvent impressionnante car chargée en émotions, n’est en réalité propre ni au Chán, ni au bouddhisme, ni à d’autres religions et spiritualités.
On peut la rencontrer aussi bien dans le samadhi hindouiste, dans l’extase mystique juive, chrétienne ou soufi, que dans le choc émotionnel causée par une découverte philosophique ou scientifique extraordinaire, survenant subitement dans des conditions particulières. Elle est proche des états de transe chamanique, des états hallucinatoires psychotiques ou induites par des drogues ou des plantes hallucinogènes, ou bien encore des états dits de « mort imminente » (NDE). On regroupe aujourd’hui toutes ces expériences sous le terme d’« états modifiés de conscience » (altered consciousness states).
Lors d’un enregistrement d’images d’activité cérébrale par PET-scan chez des religieux en méditation ou en prière, les neuroscientifiques Andrew Newberg et Eugène d’Aquili ont mis en évidence l’apparition soudaine d’anomalies fonctionnelles cérébrales particulières, à un moment où ces sujets ressentirent subitement une sorte de fusion avec l’univers ou une union avec l’Absolu. Ils ont proposé d’appeler cette expérience l’« expérience unitaire absolue » (10).
Le débat n’est bien entendu pas clos. Bien de questions demeurent encore, mais on peut s’attendre à ce que les progrès accélérés des neurosciences permettront au fur et à mesure de lever le voile sur ces phénomènes surprenants.
Peut-être ces histoires d’« éveil subit ou graduel » dont nous discutons aujourd’hui, ne seront-elles un jour plus que de légendes du passé, au même titre que les koan, les cris et coups de bâton des maîtres Zen d’autrefois…
Villebon s/Yvette, le 18 Novembre 2018
TRINH Dinh Hy
Références
1) Peter N. Gregory (Edited by)
Sudden and Gradual - Approaches to Enlightenment in Chinese Thought
Motilal Banarsidass Publ., Delhi, 1987
2) Peter N. Gregory
Introduction (pp. 1-12, in 1)
3) Paul Demiéville
The Mirror of the Mind (pp. 13-40, in 1)
4) Shibata Masumi (traduction et annotations)
Passe Sans Porte (Wou-men-kouan)
Editions Traditionnelles, Paris, 1963
5) Daisetz T. Suzuki (traduit par Hubert Benoît)
Le non-mental selon la pensée Zen
Le Courrier du Livre, 1992
6) John R. McRae
Shen-hui and the teaching of sudden enlightment in early Ch’an buddhism (pp. 227-278, in 1)
7) Peter N. Gregory
Sudden enlightment followed by gradual cultivation: Tsung-mi’s analysis of mind (pp. 279-320, in 1)
8) Whalen Lai
Tao-sheng’s theory of sudden enlightment re-examined (pp. 169-200, in 1)
9) Richard F. Gombrich
How buddhism began – 2nd edition
Routledge, London & New York, 2006
10) Andrew Newberg, Eugène d’Aquili
Pourquoi “Dieu” ne disparaîtra pas – Quand la science explique la religion
Edit Sully (2003)