Institut Bouddhique Truc Lâm - Trúc Lâm Thiền viện
Colloque sur "Bouddhisme et culture" & Hội thảo về "Đạo Phật và văn hóa" 05/06/2016
Bouddhisme et culture indienne : un mariage indissoluble
(Phật giáo và văn hóa Ấn Độ: một cuộc hôn nhân bền chặt )
Danièle Masset
bản dịch của Nguyễn Thị Xuân Sương
L'association entre bouddhisme et culture indienne semble devoir aller de soi, puisque le bouddhisme a pris naissance en Inde, vers le milieu du premier millénaire avant notre ère. Il est même devenu avec le temps une des grandes religions indiennes, une de celles qui ont marqué durablement non seulement le paysage religieux, si j'ose dire, mais aussi des domaines aussi divers que la philosophie, la littérature, l'art et l'architecture.
Toutefois, cette grande religion indienne a cessé d'être pratiquée en Inde au début du deuxième millénaire de notre ère, et cela alors même qu'elle continuait de fleurir dans de nombreux pays asiatiques où elle avait eu le temps de s'implanter avant de disparaître de sa terre d'origine : c'est là un paradoxe de taille propre à susciter le questionnement. Il faut néanmoins souligner que le bouddhisme a subsisté au Népal et à Ceylan (Sri Lanka), qui étaient, à date ancienne, des royaumes indiens.
Actuellement, le bouddhisme est discrètement présent dans l'Union Indienne : il est pratiqué dans les régions frontalières relevant de l'aire de culture tibétaine (Ladakh, Zanskar, Spiti…), ainsi que par des réfugiés tibétains qui ont transplanté en Inde leurs monastères et leurs institutions, mais aussi, comme nous le verrons, par certains Indiens récemment convertis.
Si le bouddhisme a cessé depuis longtemps de faire partie du groupe des religions majoritaires en Inde, il n'en reste pas moins, selon moi, une religion profondémenet indienne. Je me propose donc dans cet exposé de préciser la nature du lien qui a existé, et qui à mon sens existe toujours, entre bouddhisme et culture indienne : je présenterai d'abord le bouddhisme en tant qu'expression de la culture indienne, je montrerai ensuite qu'il a puissamment contribué au rayonnement de cette culture, et je soulignerai enfin le rôle important qu'il continue à jouer dans l'Inde des temps modernes.
I - Le bouddhisme expression de la culture indienne
1) Le bouddhisme originel : un mouvement hétérodoxe en rupture avec la culture brahmanique
Le bouddhisme est né en Inde du Nord vers le Ve siècle de notre ère, dans une région qui correspond au Bihar actuel, et dans un contexte philosophique et religieux bien particulier.
À cette époque, le védisme (qui s'était imposé comme religion dominante en Inde du Nord un millénaire plus tôt, et qu'on présente parfois comme l'hindouisme antique) s'est transformé en une nouvelle forme religieuse que les savants occidentaux ont appelée le brahmanisme (une transformation qui n'a rien eu de délibéré, mais simplement liée au passage du temps, à l'émergence de nouvelles notions et de nouveaux comportements religieux). Le brahmanisme (qui est aussi l'hindouisme ancien, ou l'hindouisme classique) tire son nom des brahmanes, qui constituent la première classe d'une société hiérarchique fondée sur la notion de pureté, et où le devoir socio-religieux de chacun est fonction de sa naissance au sein d'une classe donnée. On distingue ainsi quatre classes : 1) les brahmanes ; 2) les kshatriya (kṣatriya), rois et guerriers ; 3) les vaishya (vaiśya), marchands et agriculteurs ; 4) les shudra (śūdra), serviteurs. Ce système dit des varṇa (" couleur ", " classe sociale ") est un système théorique auquel correspond, dans la société indienne traditionnelle, la réalité du système des castes (les castes sont très nombreuses, et peuvent généralement se rattacher à tel ou tel varṇa).
Selon ce système, les brahmanes doivent remplir les fonctions d'officiants religieux et d'enseignants. Ils sont chargés de commenter les textes sacrés, et aussi de prescrire les comportements qu'il convient d'adopter ou d'éviter.
Au milieu du premier millénaire avant notre ère, les brahmanes reprennent encore pleinement à leur compte l'idéal religieux védique centré sur le sacrifice, qui consiste à offrir aux dieux des substances végétales ou animales qu'on fait monter vers eux par l'intermédiaire du feu. Ces substances animales sont variées : lait, beurre, miel, mais aussi parfois chair de boucs, bœufs, chevaux ou autres qui sont tués sur place lors du sacrifice. Certains grands sacrifices védiques impliquaient ainsi de mettre à mort des centaines d'animaux. Le sacrifice est désigné en sanskrit par plusieurs mots, dont le mot karma (karman pour les puristes).
Toutefois, dans le courant du premier millénaire avant notre ère, l'idéal religieux fondé sur le sacrifice commence à paraître obsolète : cette période est une période d'effervescence intellectuelle et spirituelle lors de laquelle sont apparues certaines notions appelées à jouer un très grand rôle dans la pensée indienne, en particulier la notion de saṃsāra (de la racine verbale SṚ-, " couler "), " cycle des existences ", " flux perpétuel " menant les êtres à naître et renaître sans fin, la mort étant dès lors simplement conçue comme le prélude à une nouvelle naissance.
Les brahmanes eux-mêmes ont intégré cette notion dans leur vision du monde : dans le brahmanisme, la notion de saṃsāra coexiste avec l'idéal védique de respect du devoir et des normes sociales. C'est là la voie de l'orthodoxie, la voie des rites tels qu'ils sont prescrits dans les Veda.
Dès avant l'époque du Bouddha, cette voie est remise en question par de nombreux ascètes appelés dans les textes de l'Inde ancienne les shramanes (sanskrit śramaṇa ; pāli samaṇa) : les shramanes sont des chercheurs d'absolu qui se retirent du monde pour trouver et mettre en pratique des méthodes censées mener au salut. Si certains restent isolés, d'autres forment au contraire des groupes prônant des opinions et des méthodes très diverses, mais ayant pour point commun de s'opposer à l'orthodoxie brahmanique. On parle donc à leur sujet de " mouvements hétérodoxes ".
Beaucoup de ces groupes centrent leurs réflexions et leurs pratiques sur la notion de de saṃsāra, et par conséquent sur la notion de karma. On pense en effet généralement que les êtres sont amenés à transmigrer en fonction des actes bons ou mauvais qu'ils ont commis antérieurement : le saṃsāra est régi par la loi de l'acte, par la loi du karma, mais le mot " acte " n'a plus dans ce contexte la signification positive qu'il possédait à l'époque védique. Le saṃsāra est vu comme une suite d'épreuves entraînant nécessairement la souffrance, et la grande question sera, pour beaucoup de shramanes, de savoir comment mettre un terme aux renaissances, comment sortir du saṃsāra, et donc comment se libérer de l'acte.
C'est à cette question que le Bouddha sera capable de répondre lorsqu'il aura obtenu l'Éveil.
La problématique du bouddhisme n'est donc pas spécifique au bouddhisme. Elle s'inscrit dans un contexte idéologique commun à tout un ensemble de mouvements hétérodoxes apparus à cette époque dans le bassin du Gange.
Au Ve siècle avant notre ère, le Bouddha était un shramane parmi d'autres, mais c'est le seul dont la communauté de disciples ait pris une telle ampleur au fil du temps. Tous les autres mouvements hétérodoxes de cette époque ont disparu dans les siècles ayant suivi leur création, sauf un qui a connu une évolution parallèle à celle du bouddhisme, et qui est toujours présent en Inde : le jaïnisme.
Dans le premier stade de son développement, le bouddhisme est représentatif de la culture religieuse hétérodoxe de son temps, et il s'oppose au brahmanisme sur de nombreux points que je ne ferai ici qu'évoquer très brièvement :
- quasi-absence de rituels ;
- idéal de non-violence et refus du sacrifice hérité de l'époque védique ;
- négation du caractère sacré des Vedaet de la légitimité du système des varṇa;
- nécessité du renoncement (contestée par les brahmanes, pour qui le comportement religieux par excellence consiste à accomplir son devoir social) : pour obtenir la libération du cycle des existences, il faut abandonner les biens et les liens qui attachent au monde, et entrer dans la Communauté religieuse fondée par le Bouddha ;
- possibilité pour les femmes d'accéder à une pratique religieuse autonome, en devenant membre de la Communauté des nonnes bouddhistes (dans le brahmanisme, en revanche, les femmes ne peuvent avoir de pratique religieuse qu'en tant que femmes mariées : elles ne participent aux rites que par l'intermédiaire de leur époux).
Bouddhisme et brahmanisme semblent donc profondément antagonistes. Ils n'en sont pas moins tous deux authentiquement indiens, car la culture indienne n'est pas un bloc monolithique : elle se compose de courants variés, voire contradictoires, et qui n'ont cessé d'entrer en interaction.
De fait, comme nous allons le voir, le bouddhisme a influencé le brahmanisme, et le brahmanisme a influencé le bouddhisme.
2) L'évolution du bouddhisme : une grande religion indienne
Le bouddhisme originel peut se définir essentiellement comme une éthique non-violente doublée d'une discipline de vie centrée sur la pratique de la méditation.
Néanmoins, certaines pratiques de dévotion commencent à s'imposer dès que le Bouddha a quitté ce monde : cultes de reliques conservées dans des stūpas (qui constituent le monument bouddhique par excellence).
Tout ce qui touche au fondateur du bouddhisme est sanctifié, et le Bouddha va passer progressivement du rang de maître spirituel à celui de quasi-déité.
En outre, le bouddhisme intègre de nombreux éléments issus soit de cultes populaires, soit du brahmanisme, à qui il emprunte une bonne partie de sa cosmologie et de sa mythologie (les dieux brahmaniques ne sont pas niés, mais considérés comme des dieux " mondains " soumis au cycle des existences, et donc bien inférieurs au Bouddha).
Dans le même temps, le brahmanisme commence à s'approprier les valeurs de non-violence et de renoncement prônées par le bouddhisme et d'autres mouvements hétérodoxes.
L'écart tend donc à se réduire, et se réduira d'autant plus que les deux religions connaissent des évolutions parallèles vers le moment du passage à notre ère :
- Schisme chez les bouddhistes : les partisans du Mahāyāna (" Grand Véhicule ") se séparent des adeptes de ce qu'ils appellent le Hīnāyāna, le " Petit Véhicule " (disons plutôt, de manière moins péjorative, le bouddhisme ancien). Ils introduisent dans le bouddhisme certaines innovations, et notamment un grand nombre de déités nouvelles incarnant les différents aspects de la bouddhéité (multiplication des Bouddhas, bodhisattvas, Protecteurs…) : autant de figures tutélaires avec lesquelles les fidèles sont invités à établir un rapport personnel fondé sur la confiance et la dévotion.
- Parallèlement, le brahmanisme cède progressivement la place à l'hindouisme, qui met lui aussi l'accent sur la nécessité d'un rapport personnel non pas à une figure incarnant la bouddhéité, mais à un dieu considéré comme le dieu suprême (le plus souvent Shiva ou Vishnou), et dont le fidèle espère la grâce : importance croissante de la bhakti (" dévotion "), qui ne jouait pratiquement aucun rôle dans le védisme et le brahmanisme, et qui triomphe à partir du VIIe siècle.
Le sacrifice védique tombe en désuétude : il est remplacé par un rituel d'offrande, la pūjā.
Le terme pūjā est également utilisé par les bouddhistes : les déités bouddhiques sont honorées par le biais de rituels relevant d'un fonds commun panindien. Ces rituels comprennent par exemple des mantras, formules sacrées conçues selon un modèle présent en Inde dès les textes védiques.
À ce stade, le bouddhisme s'est rapproché de l'hindouisme, et il s'en rapprochera encore davantage avec l'essor, dans les deux religions, des doctrines et des pratiques tantriques (deuxième moitié du premier millénaire de notre ère) : le syncrétisme est tel qu'il sera parfois difficile de distinguer l'un de l'autre.
La meilleure preuve en est que les musulmans, qui commencent à s'implanter en Inde à partir du VIIIe siècle, et qui ont créé le terme " hindouisme ", désignent par ce terme l'ensemble des religions indiennes, y compris le bouddhisme : aux yeux d'un observateur extérieur, les différences (bien réelles !) existant entre ces religions n'avaient rien de très frappant.
Le bouddhisme a donc pris avec le temps la physionomie d'une religion typiquement indienne fondée sur de nombreux rituels et pratiques de dévotion.
Ceci dit, il ne faut pas croire que le bouddhisme n'ait fait que reprendre à son compte des éléments préexistants ou des tendances qui étaient dans l'air du temps. Il s'est aussi distingué par une grande puissance créatrice, et il a été, pendant plus d'un millénaire, un agent de production à part entière de la culture de l'Inde ancienne.
II - Le bouddhisme et le rayonnement de la culture indienne
1) En Inde
Très grande fécondité artistique du bouddhisme dès les siècles ayant suivi sa création : les plus anciens monuments indiens ayant subsisté jusqu'à nos jours sont bouddhiques (exception faite des vestiges des cités de l'Indus, qui sont prévédiques). Nombreux monastères rupestres (Bhaja, Pitalkhora, Bedsa…), grands stūpas richement ornés de Bharhut et de Sanchi, mais aussi, à partir du passage à notre ère, premières images sculptées de la personne du Bouddha.
Grand rayonnement intellectuel également : conversion de nombreux brahmanes, qui introduisent dans le bouddhisme la culture dont ils sont les dépositaires, et l'usage du sanskrit (langue élitiste que le Bouddha s'était refusé à utiliser dans ses sermons).
Deux exemples :
- en littérature : Ashvaghosha (Aśvaghoṣa, début du IIe siècle), dont l'œuvre la plus célèbre est le Buddhacarita, long poème de style relevé retraçant la vie du Bouddha ;
- en philosophie : Nāgārjuna (IIe-IIIe siècle), représentant du Madhyamaka, école de pensée mahāyānique (la philosophie mahāyānique est renommée pour sa subtilité et sa rigueur : philosophes bouddhistes et brahmanes rivalisent d'ingéniosité et s'influencent mutuellement).
Le bouddhisme joue également un grand rôle dans le domaine de l'éducation : le monastère de Nalanda (créé au début du Ve siècle) peut être considéré comme la première université indienne. Il est ensuite concurrencé par l'université tantrique de Vikramashila, créée vers 800, et dont le rayonnement est considérable.
Dans les derniers siècles du premier millénaire, la culture bouddhique est toujours florissante (art Pāla-Sena, au Bengale et au Bihar), mais le bouddhisme connaît un certain déclin qu'on peut expliquer, entre autres, par les raisons suivantes :
- certaine perte d'identité : le bouddhisme se confond de plus en plus avec l'hindouisme, ce qui le rend d'autant plus vulnérable aux attaques dont il fait l'objet vers la fin du premier millénaire ;
- renaissance hindouiste : de 700 à 1000, l'hindouisme, qui " se réinvente " (Jan Gonda), est dans une phase ascendante, et certains brahmanes tels que Shankara (Śaṅkara) et Kumārila combattent énergiquement les thèses bouddhistes ;
- bouleversements provoqués par les incursions successives de Turco-afghans islamisés qui se lancent à la conquête de l'Inde à partir du XIe siècle, et qui s'implanteront durablement en Inde du Nord. Vers 1200, le Bihar, dernier bastion du bouddhisme, est envahi. Les moines sont massacrés, les monastères et bibliothèques détruits (d'où la disparition de nombreux textes qui actuellement ne sont plus connus, au mieux, que par leur version chinoise ou tibétaine). Les laïcs bouddhistes privés de direction spirituelle se convertissent à l'hindouisme… ou à l'islam. Quelques petits cercles subsistent çà et là avant d'être absorbés. En Inde du Sud, le bouddhisme disparaît sans intervention de l'islam (action des réformateurs hindous) : le destin de cette grande religion indienne se joue désormais ailleurs.
2) En dehors de l'Inde
Dès le début de notre ère et dans les siècles qui suivent, le bouddhisme s'étend au- delà des limites du sous-continent indien : Asie centrale, Chine, Corée, Japon, Tibet, Asie du Sud-Est continentale et insulaire (Sumatra, Java, Bali), et enfin, à partir du XIIIe siècle, Mongolie.
Dans tous ces pays, l'introduction du bouddhisme est un facteur d'indianisation — une indianisation plus ou moins poussée selon les cas, et qui est loin de se limiter au seul domaine religieux : bien souvent, la transmission du bouddhisme est allée de pair avec celle de savoirs ou de savoir-faire très variés, et qui n'avaient rien de spécifiquement bouddhique, qu'il s'agisse de mythologie, de cosmologie, d'astrologie, de grammaire, de littérature, de philosophie, de conceptions socio-religieuses, de conceptions et de techniques médicales, architecturales ou artistiques.
Deux exemples :
- Les techniques d'architecture rupestre n'étaient guère pratiquées en Asie centrale avant l'introduction du bouddhisme, qui a permis leur diffusion tout au long de la Route de la soie, depuis les grottes de Bamyan, en Afghanistan, jusqu'aux grottes de Dunhuang, dans le Gansu : les techniques d'excavation se sont transmises en même temps que tout un ensemble de thèmes iconographiques et de formes architecturales telles que le " toit en lanterne " (allemand Laternendecke), dont le savant allemand Albert von le Coq (début du XXe siècle) a remarqué la présence -- et la transformation progressive -- dans différents sites rupestres de la Route de la soie.
- Un pays particulièrement réceptif à l'influence indienne : le Tibet (où le bouddhisme s'est implanté à partir du VIIe et surtout du VIIIe siècle)
Le Tangyur, deuxième grande subdivision du Canon bouddhique tibétain, contient la traduction en tibétain d'un certain nombre d'œuvres qui n'ont rien de bouddhique, et qui sont simplement représentatives de la prestigieuse culture indienne — par exemple le Meghadūta (Le Nuage messager), du grand poète sanskrit Kālidāsa : il s'agit d'une œuvre profane évoquant l'histoire de deux amants séparés.
Un tel sujet pourrait paraître frivole, mais tout ce qui venait d'Inde, terre de naissance du Bouddha, était sacralisé et faisait fonction de modèle pour les Tibétains, qui se sont ainsi mis à écrire des œuvres conçues à l'imitation des œuvres indiennes, dans des domaines aussi variés que la grammaire, la poésie ou la littérature biographique.
S'il a été un puissant facteur d'indianisation, le bouddhisme a aussi lui-même subi en retour l'influence des différents pays dans lesquels il s'est implanté : il a été amené à intégrer certaines idées, croyances ou pratiques locales, et il s'est donc progressivement transformé. D'où l'apparition de formes religieuses qui constituent une synthèse entre les apports indiens et les apports autochtones : bouddhisme chinois, tibétain, japonais...
Si diverses soient-elles, ces différentes formes de bouddhisme gardent un air de famille : elles sont fondées sur des notions philosophico-religieuses, des déités, des mantras, des techniques de méditation et des procédures rituelles d'origine indienne.
Les différentes formes de bouddhisme restent donc marquées au sceau de la culture indienne, mais on peut aussi dire, inversement, que la culture indienne reste marquée au sceau du bouddhisme : si le bouddhisme indien n'existe plus en tant que tel depuis des siècles, sa présence est toujours vivante en Inde.
III - Présence du bouddhisme dans l'Inde moderne
1) Bouddhisme et spiritualité indienne
L'image que nous nous faisons actuellement de la spiritualité indienne doit beaucoup au bouddhisme : non-violence, végétarisme, abstinence, méditation, renoncement… Cette forme de spiritualité peut être qualifiée depuis longtemps de panindienne, mais elle est le produit d'une évolution dans laquelle les mouvements hétérodoxes ont joué un rôle central.
Nous avons vu précédemment que le brahmanisme avait intégré à sa vision du monde les valeurs de non-violence et de renoncement (qu'il a tâché de concilier tant bien que mal avec son idéal de respect du devoir social).
Actuellement, les brahmanes sont presque tous végétariens et non-violents, alors qu'ils ne l'étaient pas à date ancienne : ils étaient chargés de procéder au meurtre rituel des animaux sacrifiés, dont la chair était ensuite en partie consommée par les participants (l'autre partie étant offerte aux dieux), et ils ne sont devenus non-violents que parce qu'ils ont subi l'influence du bouddhisme et du jaïnisme, qui dans les siècles ayant suivi leur création ont pesé d'un poids considérable sur l'évolution des comportements et des mentalités.
De même, on sait que l'un des symboles les plus frappants de l'hindouisme est l'existence des vaches dites sacrées (les vaches portent bonheur, et il faut les traiter avec les plus grands ménagements. Tuer une vache est, selon les textes brahmaniques, l'un des crimes les plus graves qui soient).
Or, les vaches faisaient partie des animaux tués lors des sacrifices védiques. Dans l'un des plus anciens textes bouddhiques (Suttanipāta 284-315), les brahmanes sont accusés de mettre à mort d'innocentes vaches par cupidité (c'est-à-dire pour toucher des honoraires sacrificiels) : ce sont les bouddhistes qui, paradoxalement, ont été les premiers à prôner le respect de la vache.
Malgré sa disparition au début du deuxième millénaire, le bouddhisme est resté présent en Inde de manière souterraine, dans la mesure où il a profondément marqué la culture religieuse indienne. On pourrait faire état, de même, d'une présence symbolique, liée notamment à l'existence des nombreux monuments et œuvres d'art que le bouddhisme a laissés sur le sol indien.
Toutefois, depuis le siècle dernier, la présence du bouddhisme en Inde est à nouveau bien réelle.
2) Résurgence du bouddhisme dans l'Inde du XXe siècle
Cette résurgence est surtout liée à l'action du Docteur Ambedkar (1891-1956), leader intouchable ayant joué un grand rôle dans le mouvement nationaliste indien et dans la rédaction de la Constitution adoptée par l'Inde devenue indépendante.
Déçu par le combat politique, le Docteur Ambedkar en vient à penser que la conversion à une autre religion est pour les intouchables le seul moyen de se soustraire à la ségrégation dont ils font l'objet — une ségrégation commandée par les principes socio-religieux propres à l'hindouisme : selon l'hindouisme, les intouchables sont des êtres impurs voués aux tâches impures, et sont en tant que tels exclus du système des varṇa. Ils sont donc hors-varṇa, et non pas, comme on le dit improprement, hors-caste (il existe en effet des castes d'intouchables, mais celles-ci, contrairement aux autres, ne peuvent être rattachées à aucun varṇa).
Peu avant sa mort, le Docteur Ambedkar choisit de passer au bouddhisme en même temps que 500000 personnes, initiant ainsi un mouvement de conversion qui se poursuit encore de nos jours.
En prenant cette initiative, le Docteur Ambedkar a renoué avec l'esprit du bouddhisme originel, comme le montre, entre autres, l'exemple du thera Sunīta qui, avant de rencontrer le Bouddha, avait un statut analogue à celui des intouchables (mais le mot " intouchable " n'existait pas à l'époque).
Dans un poème évoquant son expérience spirituelle, Sunīta décrit son ancienne vie en ces termes :
Né dans une humble famille, criant misère et nourri de peu,
j'exerçais un métier des plus vils : je balayais les restes de fleurs.
Objet de dégoût pour les hommes, j'encourais le mépris et l'ostracisme,
et je m'efforçais à l'humilité, pliant l'échine devant le plus grand nombre.
(Theragāthā 620-621, traduction D. Masset : Stances des Thera, Bristol, Pali Text Society, 2011)
Or, comme on le raconte la suite de ce poème, le Bouddha accueille immédiatement parmi ses moines cet être méprisé de tous, qui se révèle être un excellent disciple capable d'obtenir la libération du cycle des existences : contrairement au brahmanisme, le bouddhisme est une religion universaliste ouverte à tous.
On peut ainsi établir une sorte de filiation entre la figure quelque peu légendaire de Sunīta et les intouchables du XXe siècle devenus bouddhistes dans l'espoir d'améliorer leur condition : aujourd'hui comme hier, la conversion au bouddhisme apparaît comme un facteur d'émancipation sociale, et permet d'échapper à la fatalité du système des castes.
Le bouddhisme ayant cessé depuis des siècles de figurer au nombre des grandes religions indiennes, on pourrait penser que le lien qui l'unissait à sa terre d'origine est définitivement brisé. En fait, il n'en est rien. Non seulement le bouddhisme reste représentatif de l'indianité même une fois transplanté et acclimaté dans d'autres pays, mais encore son empreinte reste sensible sur la culture religieuse indienne, qu'il a en partie façonnée : loin d'être rompu, le " mariage " perdure à travers les aléas de l'histoire et de la transmission.
Ecrivain, traductrice,
Docteur ès lettres (Université PARIS IV- Sorbonne),
diplômée en sanskrit et en tibétain,
spécialisée dans l'étude comparée des littératures indienne et tibétaine.