L’ENSEIGNEMENT CENTRAL DU BOUDDHISME:

LA PRODUCTION CONDITIONNEE ET LE NON-SOI

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La Production Conditionnée

Si la plupart des bouddhistes sont familiers avec les 4 Nobles Vérités (cattari-ariya-saccani,sino-viêt: Tứ Diệu Đế), l’Octuple Noble Chemin (ariya-atthangika-magga,sv: Bát Chánh Đạo), et les 3 Caractéristiques (tilakkhana,sv: Tam Pháp Ấn), peu par contre sont capables d’expliquer clairement la Production Conditionnée (paticca-samuppada,sv: lý Duyên khởi) et la place qu’elle prend dans l’enseignement bouddhique.

Pourtant la Production Conditionnée occupe une position centrale dans la pensée du Bouddha Gotama, comme lui-même l’a déclaré, ainsi que son grand disciple Sariputta (sv: Xá Lợi Phất): « Si quelqu’un voit la Production Conditionnée, il voit le Dharma; si quelqu’un voit le Dharma, il voit la Production Conditionnée ». (Yo paticcasamuppadam passati, so dhammam passati; yo dhammam passati, so paticcasamuppadam passati)(Majjhima-Nikaya, sv : Trung Bộ Kinh, I, 190-191). Elle constitue véritablement l’armature, la colonne vertébrale sur laquelle s’est construite la philosophie bouddhique.

Mais en quoi consiste cette notion si essentielle dans l’enseignement du Grand Maître?

Ecoutons le discours originel du Bouddha dans le Nagara-Sutta (discours de la Cité ancienne, Samyutta-Nikaya, sv: Tương Ưng Bộ Kinh, II, 104-107), où il fit part à ses disciples de sa découverte, comparable à celle d’une cité ancienne longtemps enfouie dans la forêt:

« Ainsi ai-je entendu (c’est ainsi que débutent la plupart des enseignements du Bouddha, rapportés par Ananda, son plus proche disciple): une fois le Bienheureux séjourna dans le parc d’Anathapindika (sv : Cấp Cô Độc), du bois de Jeta, près de la ville de Savatthi. Il s’adressa alors aux moines:

‘Ô bhikkhus, lorsque j’étais encore un bodhisatta, sans avoir encore atteint l’Eveil, il m’est arrivé cette pensée: Dans quelle situation désastreuse est le monde! Après la naissance, on souffre, on vieillit et on meurt; on s’en va et on revient. Quand saura t-on comment s’évader de la souffrance, de la vieillesse et de la mort?

Me sont alors venues à l’esprit ces questions: comment se produisent la vieillesse et la mort (jara–marana, sv: lão - tử)? Par quoi sont-elles conditionnées?

En réfléchissant avec attention, il m’est arrivé cette compréhension: c’est par la naissance (jati, sv: sanh) que se produisent la vieillesse et la mort, c’est par la naissance qu’elles sont conditionnées.

Ensuite, je me suis posé la question: par quoi est conditionnée la naissance? Alors il m’est arrivé cette compréhension: c’est par le processus du devenir (bhava, sv: hữu) que se produit la naissance; c’est par le processus du devenir qu’elle est conditionnée.

Et le processus du devenir, par quoi est-il conditionné?

C’est par la saisie (upadana, sv: thủ) qu’il est conditionné.

La saisie elle-même est conditionnée par la soif (tanha, sv: ái), laquelle est conditionnée par les sensations (vedana, sv: thọ).

Les sensations sont conditionnées par le contact (phassa, sv: xúc), lequel est conditionné par les six sphères sensorielles (salayatana, sv: lục nhập).

Les six sphères sensorielles sont conditionnées par les phénomènes mentaux et physiques (nama-rupa, sv: danh sắc), lesquels sont conditionnés par la conscience (viññana, sv: thức).

La conscience est conditionnée par les formations karmiques (sankhara, sv: hành).

Enfin, en m’interrogeant sur la production des formations mentales, j’ai réalisé que c’était par l’ignorance (avijja, sv: vô minh) qu’elles se produisaient. C’est par l’ignorance que sont conditionnées les formations mentales.

Telle est, ô bhikkhus, l’apparition de tout ce monceau de dukkha (sv: khổ). Ainsi s’est produite en moi la compréhension profonde de l’apparition de dukkha, s’est élevée en moi la connaissance, la sagesse, la science, la lumière.

Ensuite, me sont venues à l’esprit ces questions: par la cessation de quelle condition la vieillesse et la mort (jara–marana)cessent-elles ?

En réfléchissant avec attention, il m’est arrivé cette compréhension: Par la non-existence de la naissance (jati), la vieillesse et la mort ne se produisent plus. C’est par la cessation de la naissance que cessent la vieillesse et la mort.

C’est par la cessation du processus de devenir (bhava) que cessent la naissance. C’est par la cessation de la saisie (upadana) que cesse le processus de devenir. C’est par la cessation de la soif (tanha) que cesse la saisie. C’est par la cessation des sensations (vedana) que cesse la soif. C’est par la cessation du contact (phassa) que cessent les sensations. C’est par la cessation des six sphères sensorielles (salayatana) que cesse le contact. C’est par la cessation des facteurs physiques et mentaux (nama-rupa) que cessent les six sphères sensorielles. C’est par la cessation de la conscience (viññana) que cessent les facteurs physiques et mentaux. C’est par la cessation des formations mentales (sankhara) que cesse la conscience. Enfin, c’est par la cessation de l’ignorance (avijja) que cessent les formations mentales.

 Telle est, ô bhikkhus, la cessation de tout ce monceau de dukkha. Ainsi s’est produite en moi la compréhension profonde de la cessation de dukkha, s’est élevée en moi la connaissance, la sagesse, la science, la lumière.

C’est comme si un homme, se promenant dans la forêt, découvrit une ancienne voie le conduisant à une Cité ancienne. De même, ô bhikkhus, j’ai vu et j’ai suivi une voie ancienne, parcourue par des parfaits Eveillés d’autrefois. Cette voie ancienne, c’est la Noble Voie Octuple, à savoir la vue juste, la pensée juste, la parole juste, l’action juste, le moyen d’existence juste, l’effort juste, l’attention juste, la concentration juste.

J’ai suivi cette voie ancienne, et j’ai compris profondément l’apparition de la vieillesse et la mort, de la naissance, du processus du devenir, de la saisie, de la soif, des sensations, du contact, des six sphères sensorielles, des facteurs physiques et mentaux, de la conscience, des formations karmiques, de l’ignorance, ainsi que leur cessation.’(…)

Ainsi parla le Bienheureux. Les bhikkhus, heureux, se réjouirent de ses paroles ».

Nous allons expliquer plus en détail ce qu’est la Production Conditionnée, encore appelée Co-production Conditionnée, ou Production en Dépendance.

Paticca signifie « production », samuppada « conditionnant », l’opposé de samuppanna, qui veut dire « conditionné ».

Dans la Production Conditionnée (paticca-samuppada, sv: Duyên khởi, Thập nhị nhân duyên), chacun des 12 facteurs cités (vieillesse-mort, naissance, processus de devenir, saisie, soif, sensations, etc.) est un « lien » (nidana), à la fois « conditionné » (son apparition dépend d’un autre facteur) et « conditionnant » (l’apparition d’un autre facteur dépend de lui), et ainsi de suite. Le tout forme un enchaînement continu, un « monceau de dukkha », auquel est soumis tout être vivant. Mais ce qui est le plus important, c’est que la cessation de chaque lien (nidana) dépend de la cessation d’un autre, et ainsi de suite.

Sur la Production Conditionnée, nous pouvons faire quelques remarques :

1) Ce n’était pas une vérité révélée comme dans les monothéismes, mais comme l’a dit le Bouddha Gotama dans ce Sutra, une vérité qu’il a découverte lui-même, le fruit de ses réflexions profondes. Avec beaucoup de modestie, il disait que c’était la redécouverte d’une voie ancienne parcourue par des parfaits Eveillés d’autrefois.

2) Bien que certains auteurs aient voulu diviser ce processus de Production Conditionnée en 3 temps: le passé (ignorance, formations karmiques); le présent (conscience, facteurs physiques et mentaux, six sphères sensorielles, contact, sensations, soif, saisie, processus de devenir); et le futur (naissance, vieillesse, mort), il n’est nullement établi que le Bouddha ait voulu parler de plusieurs vies successives, en bouclant la boucle allant de la vieillesse et la mort (jara-marana, sv: lão-tử) à l’ignorance (avijja, sv: vô minh), en passant par la renaissance.

Il est important de comprendre que le discours sur la Production Conditionnée ne porte pas  sur la métaphysique. En effet, 4 de ces facteurs conditionnant et conditionnés font partie des 5 agrégats (khandha, sv: uẩn), c’est-à-dire des constituants de la personnalité: la forme (rupa, sv: sắc), les sensations (vedana, sv: thọ), les formations karmiques (sankhara, sv: hành) et la conscience (viññana, sv: thức). Avec les six sphères sensorielles, le contact, la soif, la saisie, il s’agit indéniablement de processus physico-psychologiques chez chaque individu, que le Bouddha relie les uns aux autres pour expliquer le processus de la vie humaine.

Bien sûr aujourd’hui, les neurosciences nous expliquent que les processus neuro-psychologiques sont beaucoup plus complexes que cela, avec d’innombrables circuits neuronaux interconnectés et intégrés en réseaux. Néanmoins, ce fut déjà à l’époque du Bouddha, au VIè s. avt JC,  une découverte révolutionnaire: c’est un enchaînement de processus physico-psychologiques qui est à l’origine de nos problèmes, et non pas Dieu ou les dieux, comme présentaient la plupart des courants religieux de l’époque, notamment l’orthodoxie brahmanique.

3) L’examen de la chaîne de la Production Conditionnée peut se faire dans les deux sens. En remontant de maillon en maillon, on trouve le premier de la chaîne, qui est l’ignorance (avijja, sv: vô minh). Il s’agit, non pas d’un manque de connaissance intellectuelle, mais de l’ignorance spirituelle, pourrait-on dire, de la perception erronnée de la vérité profonde enseignée par le Bouddha, c’est-à-dire le Dharma.

Il faut dire d’emblée que l’ignorance, en apparence originelle, n’a rien à avoir avec le « péché originel » chrétien. Il ne s’agit pas de la « cause première », à l’origine de la création de l’univers ou de la vie humaine. D’ailleurs, pour le bouddhisme, à l’origine l’esprit était clair et pur. C’est à la suite qu’il s’est obscurci par les impuretés, les souillures, un peu comme les nuages qui obscurcissent la lune. Il suffit de laisser passer les nuages, de se débarrasser des souillures pour que la clarté et la pureté reviennent. Et c’est en combattant l’ignorance, en comprenant les 4 Nobles Vérités, en s’entraînant dans l’Octuple Noble Sentier, que l’on parviendra à se délivrer de cet enchaînement à l’origine de dukkha. Ainsi la Production Conditionnée s’intègre parfaitement dans l’enseignement de base du Bouddha.

4) En fait, la Production Conditionnée telle qu’elle a été exposée par le Bouddha dans son Discours de la Cité ancienne, n’est qu’un des aspects de la notion beaucoup plus vaste de conditionnalité (paccaya), englobant tous les phénomènes existants.

Paccaya (sv: duyên) signifie « condition », quelque chose dont quelque chose d’autre, appelée « conditionnée », dépend et ne peut exister sans elle. Il existe en fait, comme l’explique le Patthana, dernier livre de l’Abhidhamma-Pitaka, sv: Luận Tạng (commentaires sur l’enseignement du Bouddha), 24 modes de conditionnalité, allant de « racine », jusqu’à « prédominance, contiguité, immédiateté, co-naissance, mutualité, fondation, induction, répétition, karma, association, dissociation, présence, absence, apparition, disparition », etc.

Dans cette vision du monde, propre au bouddhisme, tous les phénomènes, toutes les choses existantes, sont conditionnés, reliés les uns aux autres, interconnectés, interdépendants. Le maître Zen Thích Nhất Hạnh utilise même le terme d’« inter-être », signifiant par là que rien ne peut exister isolément, indépendamment des autres choses. On retrouve, dans plusieurs passages du Canon pali (Majjhima Nikaya, sv: Trung Bộ Kinh, III, 63; Samyutta Nikaya, sv: Tương Ưng Bộ Kinh,  II, 28, 95), cette doctrine résumée en 4 lignes:

« Quand ceci est, cela est.

Ceci apparaissant, cela apparaît.

Quand ceci n’est pas, cela n’est pas.

Ceci cessant, cela cesse. »

Aujourd’hui, à travers les sciences, notamment la physique avec l’interaction des forces, les neurosciences avec les réseaux de neurones, l’écologie avec les changements climatiques, l’économie avec la mondialisation, etc., il est évident qu’une vision holistique du monde s’impose à l’homme moderne, mais qu’il y a 25 siècles, le Bouddha l’ait découverte dans ses méditations profondes, cela paraît tout à fait extraordinaire.

Le Non-soi

La Production Conditionnée, bien entendu, sous-tend la deuxième notion essentielle et originale du bouddhisme, qui est le Non-soi (anatta, sv: vô ngã), impersonnalité, non-individualité, ou non-substantialité du soi.

A l’opposé du brahmanisme, religion prédominante en Inde au VIè s. avt JC, qui prônait la délivrance par la fusion entre atta (skrt: atman, sv: ngã, tiểu ngã), l’âme ou le soi individuel, et Brahman, sv: Đại ngã) le Soi universel ou Dieu, le bouddhisme nie l’existence de toute âme, de tout soi individualisé et permanent (voir article sur « le contexte socio-culturel de l’apparition du bouddhisme en Inde au VIè s av. JC »).

Pour le Bouddha, ce que l’on appelle « soi » ou « individu » (atta ou pudgala (satta pour un être vivant, sinon il peut s’agir de n’importe quelle entité: vous, moi, l’homme, Dieu, les mathématiques, la maison, l’arbre, la voiture…), n’est qu’un mode conventionnel d’expression, de dénomination, qui ne correspond à rien de réel.

Ce que l’on appelle « moi » ou « ego » chez l’homme, le Bouddha l’a souvent répété, n’est qu’un rassemblement de 5 agrégats (khanda), temporaire et toujours en pleine évolution. Ces 5 agrégats, que l’on appelle encore agrégats d’appropriation (upadana-kkhanda, sv: thủ uẩn)(car l’on a tendance à se les approprier), sont: la forme (= le corps) (rupa), les sensations (vedana), la perception (sañña), les formations karmiques (sankhara), la conscience (viññana).

C’est un « moi » relatif, conventionnel, changeant et provisoire, alors que le « moi » absolu, ultime, permanent et éternel n’existe pas en réalité. En effet, comment celui-ci pourrait-il exister isolément, indépendamment, détaché de tout le reste de l’univers, puisque la Production Conditionnée montre qu’il ne peut en être ainsi?

Le Bouddha est d’ailleurs connu comme anatta-vadi, le maître de l’impersonnalité, ou le chef de file de anatta-vada (école de l’impersonnalité).

Voyons comment il l’a exposé dans son 2è discours, appelé Anatta lakkhana Sutta (discours sur les caractéristiques du non-soi, sv: Kinh Vô Ngã Tướng)(Samyutta Nikaya, sv: Tương Ưng Bộ Kinh, XXII,59), peu de temps après le 1er, celui de la « Mise en mouvement de la roue du Dharma, sv : Kinh Chuyển Pháp Luân » sur les 4 Nobles Vérités:

« Ainsi ai-je entendu. En ce moment-là, le Bienheureux se trouvait dans le Parc des Gazelles d’Isipatana, près de Varanasi. Il s'adressa alors au groupe des cinq moines :

‘La forme (= le corps), ô bhikkhus, n’est pas le soi (rupam bhikkhave anatta); car si la forme (= le corps) était le soi, elle ne causerait pas de souffrance, de peine, elle ne serait pas sujette au changement, et l'on aurait la possibilité de la diriger, de l’influencer: « Que ma forme (= mon corps) soit ainsi; que ma forme (= mon corps) ne soit pas ainsi. » Il en est de même des sensations (vedana),  des perceptions (sañña),  des formations karmiques (sankhara), de la conscience (viññana).                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                             

Qu’en pensez-vous, ô bhikkhus? La forme (= le corps), les sensations, les perceptions, les formations karmiques et la conscience, sont-elles permanentes ou impermanentes?

- Impermanentes, ô Bienheureux.

Si quelque chose est impermanente, est-elle satisfaisante ou insatisfaisante?

- Insatisfaisante, ô Bienheureux.

Alors, ce qui est impermanent, insatisfaisant, sujet au changement, est-il approprié de le considérer comme: « Ceci est à moi, ceci est mon moi »?

- Certainement pas, ô Bienheureux.

C'est pourquoi, ô bhikkhus, quelles que soient la forme (= le corps), les sensations, les perceptions, les formations karmiques et la conscience, qu’elles soient passées, présentes ou futures, internes ou externes, grossières ou fines, basses ou élevées, proches ou lointaines, toutes doivent être considérée avec sagesse, selon la réalité:« Ce n'est pas à moi, ce n'est pas moi. »

Considérant les choses ainsi, ô bhikkhus, le disciple sage se détourne et est lassé de la forme, des sensations, des perceptions, des formations karmiques, de la conscience.

Détourné et lassé d’elles, il est sans passion. Lorsqu'il est sans passion, il en est libéré. Alors la connaissance lui vient: ‘Voici la libération’, et il sait : ‘Toute naissance nouvelle est épuisée, la conduite pure est vécue, ce qui devait être fait est achevé, il n'y a plus rien à accomplir.’ » (C’est la formule habituelle de la réalisation de l’éveil).

Ainsi, dans ce discours, l’argumentation du Bouddha repose sur les caractéristiques d’impermanence, d’insatisfaction, d’incontrôlabilité, des différents constituants de notre personnalité, c’est-à-dire notre corps, nos fonctions mentales. Comment pourrions-nous ainsi les considérer comme notre « moi », ou appartenant à notre « moi »? C’est pourquoi, il faut inlassablement se répéter : « Ceci n’est pas à moi, je ne suis pas ceci, ceci n’est pas moi », de façon à se séparer de cette mauvaise identification, de cet illusion du « soi ».

C’est aussi une profonde intuition, qui est en parfait accord avec celle de la Production Conditionnée. « Sabbe dhamma anatta » (v: Tất cả các pháp đều vô ngã) (Dhammapada, sv: Kinh Pháp Cú,  279), « toute chose est non-soi », disait le Bouddha, car toute chose est conditionnée par autre chose, et ne peut exister isolément, indépendamment du reste, et demeurer inchangée. Comme une voiture est composée de moteur, de roues, d’habitacle, etc., lesquels sont composés aussi d’autres éléments, conditionnés les uns par les autres, on ne peut l’individualiser en tant que voiture, moteur, roues, habitacle, etc… Une personne est aussi composée d’un corps, composé lui-même d’organes, lesquels sont aussi composés de tissus, de cellules; et de fonctions mentales également complexes, diversement intrinquées… Ainsi, la complexité du réel empêche de concevoir l’existence d’un « soi », d’une individualité, d’une personnalité, à quelque niveau que ce soit. De plus, tous ces phénomènes conditionnés subissent des changements incessants, naissent et meurent à chaque instant, ce qui les permet guère de se fixer…

Pourtant, la notion de « non-soi » pose un problème:

- Tout d’abord, il est difficile pour la grande majorité des gens d’admettre qu’ils n’ont pas d’âme, pas de « moi » individualisé, car ils ont peur d’être annihilés, détruits après la mort. C’est pour cela qu’ils sont attachés à la notion d’âme, de « moi » éternel qui serait accueilli au royaume de Dieu, ou qui renaîtrait sous une autre existence. Le Bouddha l’a d’ailleurs constaté: « Ô bhikkhus, cette idée ‘je ne serai plus, je n’aurai plus’ est effrayante pour l’homme ordinaire, n’ayant pas atteint la sagesse » (Majjhima Nikaya, sv: Trung Bộ Kinh,  II, 112).

- Ensuite, se pose le problème du vécu personnel et du libre arbitre de chacun, qui est un débat philosophique vieux comme le monde. Vieux mais fondamental. Car si le « soi » n’existe pas, alors qui voit et entend, qui réfléchit, qui ressent, qui agit? Qui crée le karma (sv: nghiệp), qui reçoit son fruit? Qui est responsable de sa souffrance, qui s’en libère en suivant l’Octuple sentier? etc, etc.

On peut soulever la question (car dans le bouddhisme il ne doit pas y avoir de dogme): le Bouddha a-t-il vraiment nié le « soi »? Y a t-il des Sutra dans le Canon pali où il aurait affirmé que le « soi » n’existait pas? Car dans le « Discours sur les caractéristiques du non-soi », il a simplement dit: « la forme, les sensations, les perceptions, les formations karmiques et la conscience ne sont pas ‘moi’; ceci n'est pas à moi, ceci n'est pas moi. », mais n’avait nullement affirmé que le « soi » n’existait pas. 

On note un passage dans le Samyutta Nikaya (sv: Tương Ưng Bộ Kinh) 400, où un religieux errant, Vacchagotta,vint demander au Bouddha: « Y a-t-il un ‘soi’? » Le Bouddha resta silencieux. Vacchagotta redemanda: « N’y a-t-il donc pas de ‘soi’? » Le Bouddha garda encore le silence. Après le départ de l’errant, Ananda, qui avait assisté à la scène, demanda au maître pourquoi il n’avait pas répondu. Le Bouddha expliqua alors: « Si j’avais répondu ‘oui, il y a un soi’, cela aurait été de soutenir la théorie éternaliste des brahman (sv: Bà La Môn); si j’avais répondu ‘non, il n’y a pas de soi’, cela aurait été de soutenir la théorie nihiliste; de plus, si j’avais répondu ‘oui’, cela aurait-il été en accord avec ma connaissance que tous les dhamma (sv: pháp) sont sans ‘soi’? et si j’avais répondu ‘non’, j’aurais mis Vacchagotta dans une grande confusion, lui qui croyait qu’il en avait et se lamenterait de ne plus en avoir ».

Le Bouddha était un instructeur pragmatique plein de compassion et de sagesse, et répondait aux questions en tenant compte de chaque contexte et de chaque interlocuteur. Il laissait souvent de côté les questions métaphysiques, comme par exemple « l’âme existe-t-elle ou non, l’univers est-il éternel et infini ou non, etc. », qu’il jugeait illusoires et inutiles. C’est ce que l’on appelle le « silence du Bouddha », d’où son appellation: Sakyamuni (sv: Thích Ca Mâu Ni), le « silencieux » du clan des Sakya (sv: Thích Ca).

En réalité, comme le fera remarquer Nagarjuna (sv : Long Thọ), pour bien comprendre le bouddhisme, il faut l’interpréter suivant deux niveaux de vérités. L’un est la vérité relative, conventionnelle (s: samvriti-satya, sv: tục đế), l’autre la vérité absolue, ultime (s: paramartha-satya, sv: Chân đế).

Le « soi », que l’on peut appeler « soi psychologique », existe en tant que vérité relative, conventionnelle, temporaire. C’est lui qui ressent, souffre, agit, s’enchaîne, se libère, etc. Par contre,  le « soi », que l’on peut appeler « soi métaphysique », n’existe pas en tant que vérité absolue, ultime, éternelle.

Une proposition intéressante de Bhikkhu Thanissaro, moine Theravadin d’origine américaine, est de substituer la notion de « not-self » à celle de « no-self ». C’est-à-dire qu’au lieu de se dire « le soi n’existe pas », « je n’existe pas », au lieu de nier le « soi », il faudrait se dire: « Ceci n’est pas le soi, ceci n’est pas moi, ceci n’est pas à moi ».

En effet, il ne faut pas oublier que la philosophie bouddhique est avant tout une philosophie de l’action, une voie pragmatique, et que le Bouddha était considéré comme un médecin de l’âme, un psychothérapeute comme on le dirait aujourd’hui. Ayant découvert les lois de conditionnalité qui régissent l’univers et la vie humaine, il a réalisé que c’est par l’appropriation, l’attachement au « moi », au « mien », que l’homme se crée de la souffrance.

La question n’est donc pas que le « soi » existe ou non, la question est que c’est cette appropriation (upadana, sv: thủ), cet attachement au « soi » qui est à l’origine de la souffrance, et que par conséquent, c’est le détachement de « soi » qui permet la cessation de la souffrance, c’est-à-dire la délivrance. Il y a quelques années, le Vénérable Supérieur Thích Thiện Siêu, de Huế, a écrit un recueil d’enseignement bouddhique dont le titre résume à lui seul une grande sagesse: « Le non-soi est le Nirvana, v: Vô ngã là Niết Bàn ». En effet, celui qui arrivera à effacer son ego, à se débarrasser des souillures (kilesa, v: phiền não), parviendra à la délivrance totale.

Bien entendu, il s’agit de tout un programme, car force est de constater que depuis notre tendre enfance et dans la vie de tous les jours, notre « moi » est partout présent et régit notre vie entière. Aussi illusoire qu’il soit en réalité, il accapare notre esprit et est à l’origine de notre moindre agissement, que ce soit dans le sens du plaisir, de la récompense, ou de l’évitement de la souffrance, de la peine. Ainsi, à la voix inconsciente qui sans cesse murmure: « Ceci est moi, ceci est à moi », il faut répliquer consciemment, comme l’a enseigné le Bouddha: « Ne soyons pas piégés, enchaînés par cette illusion génératrice de souffrance. En réalité, ceci n’est pas moi, ceci n’est pas à moi! ».

Tel est l’entraînement du non-soi prôné par le bouddhisme. Il s’agit bien sûr d’une tâche extrêmement longue et ardue, puisque même de grands pratiquants n’ont guère réussi à effacer leur ego. Mais aussi petits et faibles que nous soyons, essayons chaque jour de nous préoccuper un peu moins de « nous-mêmes » et davantage des autres. « C’est en s’oubliant qu’on se trouve », disait Saint François d’Assise dans sa prière. En s’oubliant, on oublie aussi ses souffrances, l’égoïsme fait place à l’altruisme, et la passion devient compassion.

Sans parvenir au lointain Nirvana, du moins ressentirons-nous par moments l’indicible bonheur de marcher sur les traces du grand sage et compatissant « silencieux des Sakya ».

 

                                                 Trịnh Đình Hỷ (Nguyên Phước)

A la mémoire de notre regretté Maître,

le Très Vénérable Thích Thiện Châu.