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Approche de la mort dans le bouddhisme

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        En choisissant expressément ce titre, je voudrais souligner que la mort peut seulement être approchée, envisagée de loin, mais jamais expérimentée ou vécue. Personne n’est jamais revenu de la mort, jusqu’à preuve du contraire (1).

        Depuis toujours, l’homme a été hanté par l’idée de la mort, et il est vraisemblablement « le seul animal qui sait qu’il va mourir ».

        La mort occupe une place importante dans les sociétés humaines, comme en témoignent les sépultures etle culte des morts. Qu’il le veuille ou non, l’homme se retrouve tout au long de sa vie et de façon épisodique confronté à la mort, lors de funérailles ou d’évocation du souvenir des morts.

        Avant d’entrer dans le vif du sujet, « l’approche de la mort dans le bouddhisme », je vous propose de faire un tour d’horizon de quelques points de vue particuliers:

        - la mort vue par les philosophes

        - la mort vue par les scientifiques, et

        - la mort vue par les religieux

I. La mort vue par les philosophes, ou la mort psychologique

        Pour les philosophes de l’antiquité grecque, la mort est une destination obligée, ou l’aboutissement d’un chemin, qui est la vie elle-même.

        Héraclite d’Ephèse, qui était un contemporain du Bouddha Gotama, pense que la mort fait partie du mouvement d’écoulement des choses (panta rhei). A l’image d’un fleuve, c’est le changement de la vie à la mort, de la jeunesse à la vieillesse, de la croissance au déclin, qui est à l’origine de tous ces états contraires.

        Pour les stoïciens comme Marc-Aurèle, Epictète, Sénèque, dont l’idéal est l’ataraxie, l’impassibilité ou la quiétude de l’âme, l’homme doit supporter les maux, notamment la mort, sans se laisser surprendre, ni désespérer.

        Dans la Lettre à son élève Ménécée, Epicure écrit : « Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous (…) puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus »(2).

        A la Renaissance, Montaigne, au début influencé par le stoïcisme de son ami La Boétie, constate dans ses Essais :« La mort est le sort commun des hommes, et c’est folie de n’y pas penser, ou de la représenter comme une chose lointaine ». Comme Cicéron, il déclare : « Philosopher, c’est apprendre à mourir ». Car pour lui, « qui a appris à mourir, a désappris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de tout asservissement et contrainte »(3).

        Mais ultérieurement, ses pensées évoluent vers l’épicurisme : « La mort ne vous concerne ni mort ni vif. Vif, parce que vous êtes. Mort, parce que vous n’êtes plus ». Comme Epicure, il a une conception matérialiste de la mort, qui consiste seulement en « un quart d’heure de souffrance sans conséquence », ainsi qu’une vue très naturaliste, avec une entière confiance en la nature. La mort est ainsi est « le bout, non le but » de la vie.

        « La mort est une des pièces de l’ordre de l’univers, c’est une pièce de la vie du monde... Pourquoi changerais-je pour vous ce bel agencement des choses ? La mort est la condition de votre création: elle fait partie de vous, et en la fuyant, vous vous fuyez vous-même. Cette existence dont vous jouissez appartient à la mort et à la vie. Le jour de votre naissance est le premier pas sur le chemin qui vous mène à la mort aussi bien qu’à la vie » (4).

        En somme, pour les philosophes, c’est le spectacle de la mort des autres qui nous fait redouter notre mort, une mort future qui n’est pas encore là, autrement dit une mort imaginaire, une mort psychologique. Le moment même de la mort ne dure qu’un instant, mais l’idée de la mort peut obséder, hanter toute la vie, c’est là le grand paradoxe de la mort.

II. La mort vue par les scientifiques, ou la mort biologique

        A l’inverse de la mort psychologique, la mort physique et biologique est dénuée de toute subjectivité.

        Sur le plan médico-légal, la mort d’une personne est définie par l’arrêt des activités électriques du cerveau, objectivé par deux électro-encéphalogrammes plats successifs. C’est l’activité cérébrale, la conscience qui définit la vie. La mort est l’arrêt définitif de la conscience.

        Et comme la flèche du temps, la vie obéit à la deuxième loi de la thermodynamique, celle de l’entropie, qui tend toujours à augmenter. L’ordre, qui structure la vie, tend irrémédiablement vers le désordre, c’est-à-dire la dégénérescence, puis la mort.

L’être vivant est constitué d’innombrables cellules, qui naissent, se développent, s’altèrent et meurent. Chaque organe de notre corps est constitué de milliards de cellules, dont une grande partie se renouvelle tous les jours.

        Aujourd’hui on peut évaluer le vieillissement cellulaire par le dosage de la télomérase, enzyme conditionnant la taille des télomères. Les télomères sont des extrémités des chromosomes qui raccourcissent au fur et à mesure que l’âge avance.

Au niveau moléculaire, la mort est même programmée, dans un phénomène que l’on appelle apoptose. « Cette mort, comme dit François Jacob, prix Nobel de biologie, non pas venue du dehors, comme conséquence de quelque accident, mais imposée du dedans, comme une nécessité prescrite, dès l’œuf, par le programme génétique même ». Elle est « nécessaire à la possibilité même d’une évolution », c’est-à-dire la continuation de la vie dans l’univers (5).

Dans la nature, les feuilles mortes en se décomposant produisent de l’humus, qui nourrit les plantes. La chair des animaux-proies nourrissent les animaux-prédateurs, lesquels pourrissent dans la terre, puis nourrissent les plantes, qui nourrissent à leur tour les animaux. Ainsi se fait le cycle de la vie, un recyclage de la nature.

La mort est donc du point de vue scientifique, sauf par accident, un phénomène physiologique, normal et nécessaire à la vie.

Mais si la science éclaire mieux le phénomène de la mort, en le plaçant dans un contexte objectif et universel, elle ne permet guère de diminuer l’angoisse spécifiquement humaine de la mort. C’est pour cela que l’homme se tourne vers les religions.

III. La mort vue par les religieux, ou la mort transcendée

        Depuis la préhistoire, les hommes ont toujours cherché à calmer leur angoisse de la mort en cherchant la protection par des divinités ou des puissances surnaturelles.

        Ainsi, dans les religions polythéistes de l’Antiquité (Egypte, Grèce, Rome...), les offrandes et sacrifices faits aux dieux sont destinés à solliciter leur faveur, notamment leur aide pour faciliter le passage de l’âme du défunt dans l’au-delà.

        Contre la mort, les religions opposent l’immortalité de l’âme, qui au lieu de se détruire comme le corps, se perpétue dans l’au-delà, dans la vie éternelle, ou bien renaît sous une autre forme, par un processus appelé palingénésie, métempsychose, transmigration des âmes, réincarnation ou renaissance suivant les religions.

        Ainsi dans l’Egypte antique, les rites funéraires consistent en la momification du corps, dans le but de transfigurer la dépouille mortelle en un corps glorieux et éternel, pendant que l’âme s’échappe par une incision du corps et monte au ciel.       

        Dans les religions abrahamiques (judaïsme, christianisme et islam), à la mort les âmes se séparent des corps, et suivent le chemin de Dieu. Après le Jugement dernier, ceux qui ont fait le bien, les justes, ressusciteront pour accéder au salut et à la vie éternelle, ceux qui ont fait le mal, les pécheurs, seront damnés aux Enfers. La vie et la mort ont été créées par Dieu pour éprouver les hommes, aussi faut-il accepter la mort si l’on veut continuer à vivre.

        En Inde,d’après les croyances anciennes, l’âme après la mort rejoint le monde des ancêtres, où règne Yama, le dieu de la mort. Cette vie se termine aussi, et l’âme renaît sur terre sous une autre existence, qui se conclut encore par la mort, et ainsi de suite. Vie et mort alternent sans cesse, telle était la conception ancienne du saṃsāra, un cycle continu de renaissances, auquel sont enchaînés tous les êtres vivants.

        Pour le brahmanisme, religion orthodoxe et dominante à l’époque du Bouddha, vers le 5è s. avant notre ère, le saṃsāra constitue une composante essentielle, sur laquelle s’appuie l’autre composante, la fusion du moi individuel (ātman) avec le moi universel (brāhman), « comme les fleuves se jettent dans la mer ».

        Seule cette fusion ātman-brāhman permet à l’homme de se délivrer du cycle de renaissances, mais elle ne peut être réalisée que par les prêtres brāhman, uniques détenteurs de formules rituelles magiques. Les autres castes inférieures ne peuvent y accéder dans cette vie, et doivent avoir un bon karma, c-à-dmener une vie correcte, pour espérer renaître un jour en brāhman et se délivrer...

        Pour le jaïnisme, qui est une doctrine hétérodoxe comme le bouddhisme, c-à-d qui ne reconnaît pas l’autorité des Veda, tout être vivant possède un principe vital (ou jīva), qui est par nature pur et éternel. Le but est de libérer le jīva du cycle de renaissance, en le délivrant de son incrustation de karma, sorte de matière subtile s’accumulant au fur et à mesure des actions. Les karma peuvent être épuisés par l’ascèse, lecontrôle de soi etl’observance stricte des règles de conduite, dont la non-violence (ahiṃsā) envers toute forme de vie. Lorsque tous les karma sont annihilés, toute activité cesse, le jīva quitte le corps pour aller au sommet de l’univers où il demeurera pour toujours.

        Ainsi, toutes les religions permettent de transcender la mort, c’est-à-dire de la sublimer, de la surpasser, en aidant l’âme à quitter le corps, l’enveloppe périssable, et à monter au ciel, continuer la vie éternelle...

        L’effet le plus visible de la liturgie et des rites funéraires est de consoler la famille et les proches du défunt, en focalisant leur attention sur le traitement du corps (mise en bière, enterrement ou crémation) et les cérémonies de prière et de chants.

IV. La mort vue par les bouddhistes

        Comme nous l’avons vu avec l’histoire du bouddhisme, on ne peut pas parler d’un mais de plusieurs bouddhismes, développés à la suite d’une longue évolution et au contact de nombreuses cultures. L’approche de la mort peut donc différer d’une Ecole bouddhiste à une autre, voire d’un adepte bouddhiste à un autre.

        1) La notion de réincarnation (ou renaissance)

        Tout d’abord, contrairement à ce que l’on croit habituellement, la notion de saṃsāra (souvent traduit par « réincarnation », mais plutôt « cycle de renaissances »),n’a pas été enseignée par le Bouddha et n’est pas caractéristique du bouddhisme.

        Elle était d’origine brahmanique, apparaissant avec les Upaniṣad (vers 800 avt notre ère), à peu près en même temps que le système des castes, alors que tous les deux n’existaient pas encore au temps des premiers Veda (vers 1600-1000 avt notre ère).

        D’ailleurs dans le Canon pali, on trouve très peu de passages où le Bouddha parlait de renaissances, c-à-d de vie passée ou future.

        Ce qui est important à noter, c’est qu’à la place de la délivrance (mokkha en pali, mokṣa en skt) du saṃsāra, le Bouddha a préconisé la cessation de la souffrance (nirodha), que permet l’Octuple chemin (aṭṭhāṅgika-magga).

        A la recherche lointaine et hypothétique d’une meilleure renaissance dans une autre vie, le Bouddha a opposé le caractère immédiatement visible (akāliko), ici et maintenant (sanditthiko) de son enseignement, le Dhamma.

        Ainsi, dès les premières stances du Dhammapada: « Qui parle ou agit avec un esprit mauvais, La souffrance le suit pas à pas, Comme la roue suit le sabot du bœuf. Qui parle ou agit avec un esprit pur, Le bonheur s’attache à ses pas, Comme l’ombre qui jamais ne le quitte. » (Dh. 1-2)(6), on note cette immédiateté de la loi de cause à effet : la roue suit le sabot du bœuf et non pas le chariot qui la précède. Le Bouddha n’enseigne pas à sortir du saṃsāra, il ne parle pas du passé ou du futur, mais de la vie actuelle.

        D’ailleurs, lorsque son disciple Malunkyaputta ou l’ascète errant Vacchagotta, l’interroge sur des questions métaphysiques, comme « où va l’âme après la mort », il utilise la parabole de l’homme blessé par une flèche empoisonnée (7), ou bien garde le silence, pour signifier simplement qu’il s’agit de questions « à ne pas poser » (avyākata) car impossibles à répondre, inutiles et faisant perdre un temps précieux, alors que la situation est urgente, comme « une maison en flammes ».

        Il ne faut pas oublier que la voie adoptée par le Bouddha est une « voie moyenne » (majjhimā paṭipadā), en refusant à la fois l’éternalisme et le nihilisme (8). Or la théorie de la réincarnation ou de la renaissance suppose l’existence d’un principe éternel qui se poursuit indéfiniment à travers les morts et les renaissances.

        Son attitude devant la mort est clairement illustrée par l’histoire de Kisa Gotami. Lorsque cette jeune mère venait de perdre son unique enfant, transie de douleur, elle alla déposer le petit corps aux pieds du Bouddha, en l’implorant de le ramener à la vie. Le Bouddha la regarda avec une grande compassion, et lui demanda d’aller chercher une poignée de graines de moutarde, dans une maison où il n’y a jamais eu de mort. Kisa errait ainsi de maison en maison quémander ces graines, mais partout la réponse était la même : chacun était disposé à lui donner une poignée de graines, mais aucun foyer n’était exempt de deuil, ici un enfant, là un mari, ailleurs une grand’mère... Finalement, elle revint auprès du Bouddha, épuisée mais apaisée par la prise de conscience qu’elle n’était pas la seule à souffrir d’un deuil, et que la mort était le lot de tous les vivants. Elle demanda alors au Bouddha de la prendre comme disciple, et parvint plus tard à l’état d’Arahant (9).

        Pour le Bouddha, la maladie, la vieillesse et la mort sont des phénomènes naturels, auxquels ne peut se soustraire aucun être vivant, y compris lui-même. La fin de sa vie fut racontée en détail par le Sutta de la Grande Extinction Complète (Mahāparinibbāna-sūtta, DN 16). A son plus proche disciple, Ānanda, qui s’inquiétait de sa santé et du devenir de la Saṃgha, il répondit: « Ô Ānanda, je suis usé, âgé, et chargé d’années. Je suis arrivé à la fin de mes jours. Je suis âgé de quatre-vingts ans. Tout comme un vieux char qui ne peut servir qu’à grand renfort de courroies, je perçois que mon corps ne peut marcher qu’à l’aide de soins...».

        Avant de mourir, il recommanda encore à ses disciples : « Tous les phénomènes conditionnés sont impermanents. Soyez persévérants, ne relâchez point vos efforts »(10)

        Ainsi, comme il le dit dans le Dhammapada : « Ni dans les airs, ni au milieu de l’océan, ni dans les grottes montagneuses, il n’existe nulle part de place où l’homme pourrait se préserver de la mort » (Dh. 128).

        Mais « Celui qui considère son corps comme de l’écume ou un mirage, ayant arraché les flèches fleuries de Māra, échappera à la vue du Roi de la mort. » (Dh. 46).

        Mais une question se pose alors : 2) Qui est-ce qui renaît ?

        Lorsque l’on pose cette question, on se heurte au principe du non-soi (anattā), l’une des 3 Caractéristiques (tilakkhaṇa) enseignées par le Bouddha. Puisque ce qu’on croit être le « soi » n’est qu’un assemblage momentané et changeant des 5 agrégats (khandha), c-à-d d’éléments physico-psychologiques, comment cet assemblage pourrait-il après la mort se reconstituer dans une autre vie?

        C’est ce problème que les disciples du Bouddha ont essayé de résoudre, des siècles après sa mort, pour expliquer le cycle de renaissances.

        L’Ecole Personnaliste (Puggalavāda), qui s’est détachée de l’Ecole des Anciens (Sthaviravāda) vers le 3è s. avt notre ère, soutient que c’est la « personne »(puggala), à la fois conditionnée et non conditionnée, et distincte du « soi », qui est à l’origine du karma, des renaissances et de la délivrance.

        A peu près au même moment, s’est détachée une autre branche importante, l’Ecole Tout-Existe (Sarvāstivāda), stipulant que dans tout être existent en même temps son présent, son passé et son avenir. Ainsi dans une femme adulte, se trouvent à la fois la jeune fille qu’elle était, et la grand-mère qu’elle sera ; dans la poule se trouve l’œuf. Le temps est télescopé ou étiré à l’infini, vies et morts se succèdent, et on ne meurt pratiquement jamais...

        Vers le 5è s. au Sri Lanka, Buddhaghoṣa, moine-philosophe du Theravāda et compilateur du Canon pali, introduit dans son traité Le Chemin de la Pureté (Visuddhimagga)(11), trois notions appuyant le cycle de renaissances : 1) la « conscience de renaissance » (paṭisandhi-viññāṇa), qui s’unit à l’œuf au moment de la conception ; 2) la division des 12 chaînons de la Production Conditionnée (dvādasanidānāni) en 3 vies, passée, présente et future, en boucle, ce qui fait passer la chaîne de la conditionnalité à la roue de la renaissance ; 3) la notion d’« action sans acteur ».

        Comme le dit une stance du Visuddhimagga :

        « Il y a de la souffrance, mais personne qui ne souffre.

        L’action existe, bien qu’il n’y ait pas d’acteur.

        L’extinction est, mais personne n’est éteint.

        Bien que la voie existe, personne n’y chemine. »(Vis. XVI)

        Ceci assurerait la compatibilité à la fois du karma, du « non-soi » et de la renaissance.

        Mais le risque d’une telle théorie est la déresponsabilisation de l’individu, puisqu’il n’y aurait pas d’auteur dans une mauvaise action (tels un vol, un crime) ou une bonne (tel un don)... C’est tout le contraire du Bouddha, qui a toujours appelé chacun à être responsable de ses actes et de son destin.

        Presque au même moment, au 4è s., mais au nord-ouest de l’Inde, dans la région du Gandhāra, est apparu un nouveau concept, la Conscience-réservoir (ālayavijñāna) ou 8è conscience, développé par les moines-philosophes Vasubandhu et Asaṅga, fondateurs de l’Ecole Conscience Seulement (Yogācāra ou Cittamātra). Il s’agit d’une conscience où s’accumulent tous les « germes » (bīja) résultant des actions karmiques passées, pendant toute la vie, et qui se transmet après la mort dans une autre vie, lors de la renaissance.

        Parallèlementsont apparus un certain nombre de sūtra du Mahāyāna développant la notion d’« embryon de Bouddha » (tathāgatagarbha) ou de « nature de Bouddha » présent dans chaque être, et synonyme de Bouddhéité, d’Ainsité, de Vérité absolue, ultime, éternelle et inchangée, tout le contraire des principes d’impermanence, du non-soi du bouddhisme originel.

        Nous allons maintenant examiner l’approche de la mort dans 3 branches du bouddhisme : le Véhicule du Diamant (Vajrayāna), l’Ecole de la Terre Pure (Jìngtǔ, Jodo, Tịnh Độ) et l’Ecole de Méditation (Chán, Zen, Sŏn, Thiền).

        3) La mort vue par le Véhicule du Diamant (Vajrayāna)

        Le Vajrayāna, dans ses fondements, suit la même doctrine originelle du Bouddha, mais s’appuie beaucoup aussi sur les enseignements de l’Ecole du Milieu (Madhyamaka), et de l’Ecole Conscience Seulement(Yogācāra ou Cittamātra). Néanmoins, sans doute dû à l’influence de la religion autochtone Bön, on attache beaucoup d’importance à la renaissance, comme la recherche de tulkus, réincarnations de lamas disparus plusieurs années auparavant.

        Pour le Vajrayāna, une étape cruciale de cette renaissance est le bardo (entre-deux), un état de conscience intermédiaire entre la mort biologique et le véritable départ dans l’autre monde.

        Ainsi au chevet d’un mourant, on lit le Bardo-Thodöl (Livre tibétain des morts) pendant sept semaines (qui est la durée maximale du bardo). Le mourant est encouragé à se rappeler ses bonnes actions, de façon à ce qu’il puisse aller à la rencontre de la mort avec une totale confiance en sa vie écoulée. La famille doit éviter de pleurer et de se lamenter, afin de ne pas perturber son esprit et de lui assurer une mort paisible, et par là une bonne renaissance.       

        Citons un passage de ce livre: 

        « Lorsque les symptômes de la mort sont réunis, chuchotant doucement à son oreille, on lui dit: ‘Noble fils, ne laisse pas ta pensée se distraire! Tu es parvenu maintenant à ce qu’on appelle la mort, prends la disposition de l’esprit d’éveil de la manière suivante: ‘Hélas, maintenant que pour moi est venue l’heure de la mort, je veux seulement éveiller en moi l’amour, la compassion et la disposition de l’esprit d’éveil. Puissé-je pour le bien de tous les êtres qui s’étendent jusqu’aux confins de l’univers, atteindre ainsi le parfait éveil et l’épanouissement appelé état de Bouddha’...

        Sois certain que les divinités paisibles et courroucées, les buveurs de sang à têtes multiples, les lumières d’arc-en-ciel et les terrifiantes formes du Seigneur de la Mort, n’ont pas de réalité, de substance propre, qu’ils émanent seulement du jeu de ton esprit. »

        Ainsi, pour le Lama Anagarika Govinda, « Le Bardo-Thodöl n’est pas un guide des morts, mais un guide de tous ceux qui veulent dépasser la mort, en métamorphosant son processus en un acte de libération » (12).

        4) La mort vue par l’Ecole de la Terre Pure(ch. Jìngtǔ, jp. Jodo,vn. Tịnh Độ)

        L’Ecole de la Terre Pure est fondée essentiellement sur la foi-dévotion en le Bouddha Amitābha (ch. Ēmítuó, jp. Amida, vn. A Di Đà) et les Bodhisattva, parmi lesquels les plus vénérés sont Avalokiteśvara (ch. Guānshìyīn, jp. Kannon, vn. Quán Thế Âm, « à l’écoute des suppliques du monde », et Kṣitigarbha (ch. Dìzàng, jp. Jizo, vn. Địa Tạng), qui a fait le voeu de demeurer dans les enfers tant qu’il y reste des suppliciés.

        Chacun espère être accueilli après la mort au pays de l’Ouest de la Suprême Félicité Sukhāvatī, (ch. Xītiān Jílè,vn. Tây Phương Cực Lạc) du Bouddha Amitābha.

        La pratique consiste à faire des offrandes, des prières aux Bouddha et Bodhisattva, des répétitions de leur nom (ch. niànfó,jap. nembutsu,vn. niệm Phật), des récitations de mantra et dhāraṇī(mots ou phrases sacrées,d’origine tantrique), ainsi que des bonnes actions et des mérites. Les cérémonies mortuaires ont lieu habituellement lors des funérailles, au 49è jour et au 100è jour.

        C’est ainsi que les adeptes du bouddhisme de laTerre Pure, qui croient à l’éternité de l’âme, se rassurent devant la perspective de la mort. Pour eux la mort n’est pas une fin, et comme dans les religions monothéistes, ils espèrent, en suivant cette pratique religieuse, trouver après la mortune vie éternelle et heureuse.

        5) La mort vue par l’Ecole de Méditation

        On peut dire que l’Ecole de Méditation, appelée Chán en Chine, Zenau Japon, Sŏn en Corée, Thiền tôngau Viêt Nam, est née d’une synthèse entre le bouddhisme originel, le Mahāyāna, et le taoïsme.

        En effet, du bouddhisme originel, elle a gardé l’esprit d’« ici et maintenant » (sanditthiko) et le rejet des spéculations métaphysiques. Du Mahāyāna, elle a retenu comme essentielle la vacuité (skt. śūnyatā, ch. kōng, vn. không), développée par le sūtra de la Perfection de sagesse (Prajñāpāramitā-sūtra) et l’Ecole du Milieu (Madhyamaka), et aussi reconnu la nature-de-Bouddha présent en chacun. Du taoïsme, elle a inclus l’esprit de la simplicité, de la spontanéité, du naturel.

        Pour les adeptes du Chán, Zen ou Thiền, la mort ne pose aucun problème, tellement elle est naturelle, normale.

        Ecoutons ce haïku du poète japonais Matsuo Bashō, du 17è s.:

        « Ce même paysage

        entend le chant

        et voit la mort de la cigale. »

        Et ce gatha du maître Thiền viêtnamien Mãn Giác, du 11è siècle, composé avant sa mort :

        « Le printemps s’en va, cent fleurs se fanent.

        Le printemps revient, cent fleurs s’épanouissent.

        Devant nos yeux, la roue du temps tourne sans cesse,

        Et déjà les cheveux sur nos tempes blanchissent.

        Mais ne croyez pas qu’avec le départ du printemps, toutes les fleurs sont tombées.

        Hier soir encore, devant mon jardin, j’ai trouvé une branche de prunier en fleurs. »

        Puisque tout est changement, vie et mort se retrouvent entremêlés, vides de signification, d’attribut, de caractère propre. Seul l’instant présent existe. Tout le reste n’est qu’illusion, y compris la mort.

        Pour Tuệ Trung Thượng Sĩ, le maître du roi Trần Nhân Tông,fondateur de la lignéeThiền viêtnamienne Trúc Lâm Yên Tử, du 13è siècle :

        « Quand l’esprit apparaît, la naissance et la mort apparaissent,

        Quand l’esprit disparaît, la naissance et la mort disparaissent. »(13)

        Alors, pourquoi se poserait-on encore la question de la naissance et de la mort? N’est-ce pas par attachement à son ego, dont on a peur de la disparition, ou de l’anéantissement?

        Ainsi Muso Soseki, maître Zen et aussi maître du jardin japonais, du 13è - 14è siècle, disait : « En jetant cette toute petite chose qu’on appelle ‘ moi ’, je suis devenu le monde immense ».(14)

        Cet effacement de soi n’est pas évident, et nécessite un travail intérieur soutenu et un effort quotidien.

        « Ici et maintenant, conseillait le maître Zen Taisen Deshimaru, il faut arrêter la roue du karma, actionnée par la pensée, la parole et l’action. Au mouvement, il faut substituer l’immobilité, au bruit le silence. C’est cela, entrer dans le cercueil du za-zen. Et lorsqu’on en sort, la mort ne nous effraie plus, elle nous est familière. L’univers n’est plus regardé à travers une paille »(15)

V. Conclusion

        Au terme de ce tour d’horizon de divers points de vue sur la mort, points de vue philosophique, scientifique, religieux, puis de différentes branches du bouddhisme, que pourrions-nous conclure ?

        Comme le bouddhisme est à la fois une philosophie, une religion et une science, il n’est pas étonnant que les avis diffèrent suivant les branches et les Ecoles bouddhiques, en raison de leur penchant plus marqué vers la philosophie ou la science d’un côté, et la religion de l’autre.

        En effet, les adeptes de la Terre Pure, branche dominante du Mahāyāna en Asie orientale, considèrent le bouddhisme comme une religion. Grâce à leur foi-dévotion en les Bouddha et Bodhisattva, ils espèrent que leur âme éternelle sera accueillie après la mort au Pays de Félicité de l’Ouest.

        Inversement, les adeptes du Chán, Zen, Sŏn ou Thiền, ne se soucient guère de la mort, puisque la seule réalité est l’instant présent, et adoptent une attitude de détachement naturel et de tranquillité sereine.

        C’est aussi l’attitude des adeptes de la philosophie originelle enseignée par le Bouddha, ainsi que de la branche la plus proche, le Theravāda.

        Les adeptes du Vajrayāna considèrent le bouddhisme à la fois comme une philosophie et une religion, et donc la mort comme une transformation, un passage en toute sérénité dans une autre vie.

        Pour tous, la meilleure façon d’aborder la mort est de mener la meilleure vie possible.

        Et la meilleure vie possible pour un bouddhiste est la vie juste, en suivant le Noble Octuple Chemin (aṭṭhāṅgika-magga), avec une vue juste (sammā-diṭṭhi), visant à se débarrasser de l’ignorance (avijjā), et ses deux composantes majeures: l’illusion de la permanence (nicca) et l’attachement à l’ego (atta).

        Finalement, on s’aperçoit que c’est justement l’attachement à l’ego qui nous fait redouter la mort. La crainte de la mort, n’est autre que la crainte de l’anéantissement d’un « soi », qui tout le long de la vie nous accapare l’esprit.

        Si l’on réalise que le « soi » n’est qu’une illusion, et que chacun n’est qu’un minuscule nuage de poussière d’étoiles dans un immense univers sans cesse changeant, alors à quoi bon se soucier de la mort?

        La question à poser n’est donc pas comment mourir dans le futur, mais comment vivre au présent.

 

                                                                            Trinh Dinh Hy

                                                                            20/02/2022

 

Références

          1) L’état dit de « mort imminente » (Near Death Experience, NDE) a été étudié par des neuroscientifiques et classé parmi les « Etats modifiés de conscience » (altered states of consciousness). Voir :

          Martial C., Cassol H., Laureys S. et al.

          Near-Death Experience as a Probe to Explore (Disconnected)       Consciousness

          Trends in Cognitive Sciences, 24, 3, pp. 173-183 (March 2020)

          2) Epicure

          Lettre à Ménécée

          Edit Flammarion, 2009

          3) Michel de Montaigne

          Essais - I, 20

          Edit Pocket, 2009

          4) idem

          Essais - III, 12

       5) François Jacob

       La logique du vivant

       Edit Gallimard, 1976

       6) Le Dong (traduit par)

       Dhammapada, La voie du Bouddha

       Edit Seuil, 2002

       7)Cūḷa Māluṅkya Sutta (MN 63)

       http://www.buddha-vacana.org/fr/sutta/majjhima/mn063.html

       8) Kaccāyanagotta-sutta (SN 12.15)

       https://www.accesstoinsight.org/tipitaka/sn/sn12/sn12.015.than.html

       9) Gotami Sutta (SN 5.3)

       https://www.accesstoinsight.org/tipitaka/sn/sn05/sn05.003.than.html

       10) Môhan Wijayaratna

       Le dernier voyage du Bouddha

       Avec traduction intégrale du Mahāparinibbāna-sūtta

       Edit Lis, 1998

       11) Buddhaghoṣa

       Visuddhimagga, Le Chemin de la Pureté

       Edit Fayard, 2002

       12) Bardo Thödol, Le livre tibétain des morts

       Edit Albin Michel, 2012

       13) Philippe Langlet

       Les propos de l'éveillé Tuê Trung

       Edit Les Indes Savantes, 2015

       14) Janine Coursin (traduit par)

       Le goût du Zen, Recueil de propos et d'anecdotes, Collectif

       Edit Gallimard, 1993

       15) Taisen Deshimaru

       La mort est une autre naissance

       Edit Albin Michel, Coll « Espaces libres », 1987