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Les langues indiennes du bouddhisme

Le karma

           

C'est un sujet important, car comme vous le savez, le langage est essentiel comme vecteur de communication et d'échange interhumains.

            Dans tous les domaines de la connaissance, que ce soit en sciences exactes, en sciences naturelles ou en sciences humaines, chaque domaine a son langage particulier, son vocabulaire spécifique, qu’il est nécessaire d’acquérir au fur et à mesure et de se familiariser avec.

            Bien sûr, on n’est pas obligé d’apprendre les langues indiennes  pour comprendre le bouddhisme. Mais quelques connaissances élémentaires à ce sujet, pourraient aider à répondre à un certain nombre  de questions:

            Quelle langue parlait le Bouddha Gotama pendant ses 45 ans d'enseignement, dans ce vaste territoire de la basse vallée du Gange? Dans quelle langue a été transmis son enseignement dans les siècles suivants? Quand cet enseignement a t-il été consigné par écrit, et sous quelle forme d'écriture? Quels rôles respectifs ont joué le pali etle sanskrit, dans la conservation et la propagation des écritures bouddhiques?  

            Nous allons essayer de répondre à ces questions de façon succincte, en nous limitant à la période indienne du bouddhisme, c-à-d du 5è s. avant au 5è s. après notre ère.

Langues et écritures

            On estime que les hommes ont commencé à parler il y a 100 000 ans, et à écrire il y a environ 5000 ans.

            Ce décalage important entre l'apparition de la parole et celle de l'écriture, fait qu'il est nécessaire de distinguer une langue de son écriture.

            Habituellement chaque langue a son écriture, mais certaines langues n'ont pas d'écriture propre : c'est le cas du pali et du sanskrit. Il n'y a pas d'écriture pali et sanskrit, mais seulement des langues pali et sanskrit, c'est le premier point important à retenir.

            La langue pali peut s'écrire de plusieurs façons, dans chaque pays ou chaque région, avec son écriture. Par exemple le Dhammapada, célèbre recueil de Stances du Bouddha, peut s'écrire (ci-dessous) en devanāgarī (écriture la plus courante en Inde actuellement), en sri-lankais, en birman, en thaïlandais, en cambodgien.

            Mais pour les personnes habituées à l'alphabet latin, le pali peut se lire et s'écrire avec une écriture romanisée (encadrée en rouge), et cela est également applicable au sanskrit.

 

            Voici (ci-dessous) un exemple d'écriture d'une phrase en sanskrit, en écriture romanisée (ici encadrée en rouge, avec des traits au-dessus et des points en-dessous, appelés signes diacritiques, dont nous reparlerons), et dans d'autres écritures régionales indiennes, par exemple le bengali, le gujarati, le tamil, le telugu, etc.

 

            On voit donc que le pali et le sanskrit peuvent très bien être appris sous forme d'écriture romanisée. On n’a pas besoin d'apprendre des écritures indiennes pour apprendre le pali et le sanskrit.

Origine des langues indiennes

            Les langues indiennes font partie de la grande famille des langues indo-européennes, la plus répandue dans le monde, ci-dessous en vert clair.  A la pointe sud de l'Inde, les langues dravidiennes font partie d’une autre famille de langues, de même qu'à l'est de l'Inde, les langues sino-tibétaines, Tai-Kadai, austro-asiatiques et austronésiennes.

 

             On pense qu'il y avait à l'époque néolithique une proto-langue, née dans les steppes au nord du Caucase et de la mer Caspienne, qui en se propageant vers l'ouest, a donné les diverses branches indo-européennes, et vers le sud une branche indo-iranienne, qui s’est bifurquée ensuite en indo-iranienne et indo-aryenne.

           

            Cette origine commune, cette parenté linguistique expliquent des similitudes que l'on trouve parfois dans les vocabulaires pali, sanskrit et européens. Par exemple: tvaṃ = toi, dana= don, deva= dieu; vid= voir, ti ou tri= trois, dasa= dix, a= privatif, ni= négation. Similitudes aussi dans la grammaire avec des déclinaisons et conjugaisons, comme les "Buddho, Buddham, Buddhassa" du pali, qui rappellent les "rosa, rosam, rosae" du latin...

Lesanskrit

            Le sanskrit est l'une des langues les plus anciennes du monde, une langue liturgique, littéraire et scientifique, encore utilisée par un petit nombre de personnes en Inde. Son nom saṃskṛtam, signifiant « achevé, raffiné », et sa structure élaborée ont fait d'elle une véritable langue-mère, qui a donné naissance à une multitude de langues filles ou dialectes.

            Ces dialectes appelés prākrits, sont des langues locales ou régionales, apparues dans la période Indo-Aryenne Moyenne dans diverses régions de l'Inde, comme le magādhi dans le Maghada, le gāndhārī dans le Gandhāra, etc. Ce sont des langues parlées, mais servant aussi parfois une littérature de cour raffinée.

            - La forme la plus archaïque de sanskrit est nommée sanskrit védique: c'est la langue utilisée dans les Vedas, textes sacrés de l'Inde ancienne, remontant jusqu’à 2000 ans avt notre ère. Ces textes sont restés longtemps de tradition orale, transmis de génération en génération, sans être fixés par l'écriture.

            - La forme suivante de sanskrit est le sanskrit classique. Remarquable par sa précision et sa flexibilité, il a été bien codifié par le grammairien Pāṇini (4è-6è s. avt notre ère), et est resté longtemps figée, comme la langue littéraire et scientifique de l'élite intellectuelle, un peu comme le latin en Europe au Moyen Âge.

            - Enfin, la forme utilisée aux premiers siècles de notre ère par des moines bouddhistes pour traduire les textes du Grand Véhicule (Mahāyāna),rédigés auparavant en prākrits,est une forme hybride de sanskrit appelée sanskrit hybride bouddhique.

            Parmi ces textes figurent un grand ensemble appelé Āgama,correspondant aux 4 premières sections du Nikāya en pali,traduit en chinois sous le nom de 阿含ahán, et de nombreux autres sūtra en sanskrit, dont beaucoup ont été perdus et n’existent plus que sous la forme de traductions en chinois et en tibétain.

Le pali

            Le pali est la langue utilisée spécifiquement pour préserver les textes bouddhiques les plus anciens, la plupart groupés dans un ensemble appelé le Canon pali, ouvrage de référence de la tradition Theravāda (Véhicule des Anciens).

            Le mot pali lui-même peut être prononcé et écrit avec des signes diacritiques différents: "pali , pāli , paḷi , pāḷi".

            D'après les spécialistes, il est né d'une combinaison de plusieurs prākrits, dont le magādhi qu'utilisait couramment le Bouddha (mais on pense que le maître enseignait également dans d'autres dialectes régionaux, proches les uns des autres). Il serait apparu vers le 3è s. avt notre ère, coïncidant avec le 3è concile, et aurait donc été utilisé à partir de cette date pour véhiculer l'enseignement du Bouddha. C'était donc la langue véhiculaire indo-aryenne moyenne, propre au bouddhisme.

            Comme les prākrits, le pali est étroitement lié au sanskrit, avec le même vocabulaire de base, mais avec une structure et une grammaire plus simples.

            Les textes du canon pali, encore appelé Tipiṭaka, 三蔵Sānzàng, vn: Tam tạng (ou les 3 Corbeilles: Corbeille des discours(ou sutta), Corbeille des préceptes (ou vinaya), et Corbeille des commentaires(ou abhidhamma), d’abord pour les 2 premières, ont été écrits sur des feuilles de palmier à partir du 1er s. avt notre ère, puis enrichis progressivement, et enfin compilés et fixés définitivement au 1er s. de notre ère, en écriture Sri-Lankaise, à l’occasion du 4ème concile au Sri-Lanka.

            Mais comme les feuilles de palmier étaient très fragiles et facilement destructibles, on n'en a pas retrouvé de très anciennes. Les plus vieilles inscriptions en pali sur pierre ont été découvertes dans des sites archéologiques des cités-Etats Pyu en Birmanie, datant du 5è s. de notre ère.

            C'est aussi à cette date que le pali a décliné, en même temps que le sanskrit prenait de plus en plus d'importance en Inde. Aujourd'hui le pali n'est plus utilisé que dans les pagodes Theravāda pour réciter des sutta, ou enseigné dans des Universités et écoles bouddhiques. Une société savante britannique, la Pali Text Society (PTS), créée à la fin du 19è s., a permis de rassembler et d'éditer un grand nombre de textes bouddhiques en pali.

Les origines des écritures indiennes

            Mis à part l'écriture de la civilisation de l'Indus, datant du 3è-2è millénaire avt notre ère, que l'on n'a jamais réussi à déchiffrer, l'écriture est apparue assez tardivement en Inde, vers le 3è s. avt notre ère.

            Les plus anciens écrits conservés de l'Inde sont les édits de l'empereur Asoka (260-230 avt notre ère), gravés sur des piliers et des rocs, disséminés dans son vaste empire.

            Ces textes, en langues prākrits utilisées par les populations de l'époque, étaient écrits essentiellement en caractères brāhmī et kharoṣṭhī, mais aussi en caractères araméens et grecs.  

La brāhmī

            Son origine est encore discutée: soit d'origine sémitique, du Moyen Orient et proche de l'écriture araméenne, soit d'origine indienne, de la région d'Harappa, au nord de la civilisation de l'Indus.

            S'écrivant de gauche à droite, elle était adaptée à la phonologie des langues indiennes, si bien qu'elle était à l'origine de la plupart des écritures de l'Inde, du Tibet et de l'Asie du sud-est.

            Voici ci-dessous un exemple d'écriture brāhmī sur un pilier à Sarnath, et à droite son alphabet.

 

            A partir de la brāhmī se développa dans le nord de l'Inde, vers le 4è s. de notre ère l'écriture gupta (du nom de l'empire Gupta), et vers le 7è s. l'écriture nāgarī (c-à-d la "citadine"), qui donnera ultérieurement la devanāgarī, écriture la plus utilisée en Inde actuellement.

 

La kharoṣṭhī

            Originaire probablement du nord-ouest de l'Inde, région administrée par les Perses achéménides, vers les 5è-4è s. avt notre ère, la kharoṣṭhī fut utilisée en Inde du 4è s. avant au 3è s. de notre ère, et pendant quelques siècles encore en Afghanistan et en Asie centrale, puis elle disparut.  

            Elle s'écrivait de droite à gauche, comme l'écriture araméenne, à qui elle empruntait certaines lettres, en les modifiant parfois.

            Voici ci-dessous un exemple d'écriture kharoṣṭhī, et à droite son alphabet. On remarque le tracé courbe de ses lettres, par rapport au tracé anguleux de la brāhmī. Ceci suggère qu'elle était à l'origine écrite sur un matériau souple, et effectivement les fragments de manuscrits en kharoṣṭhī retrouvés dans le Gandhāra et en Asie Centrale étaient en écorce de bouleau.

 

             Dans ces régions, la découverte de manuscrits bouddhiques, écrits en langue gāndhārī et en écriture kharoṣṭhī, datant du 1er s. avt au 4è s. de notre ère, a révolutionné la compréhension de cette phase d'évolution du bouddhisme. Voici par exemple un fragment manuscrit du Dhammapada, rédigé en gāndhārī avec une écriture kharoṣṭhī, datant du 1er au 3è s. de notre ère.

 

 

La transcription du sanskrit et du pali en alphabet romanisé

            Etant donné qu’ils sont du même système d'écriture alphabétique que les autres langues de la famille indo-européenne, on a cherché à leur adapter une écriture romanisée.

            Au début du 20è s., des linguistes occidentaux ont mis au point un alphabet romanisé du sanskrit, appelé International Alphabet of Sanskrit Transliteration (IAST), dans le but de préserver la prononciation du sanskrit à partir des caractères devanāgarī. Il est aussi applicableau pali.

            Comme ils ont plus de phonèmes que les 26 lettres de l'alphabet latin, on a ajouté des consonnes doubles et des signes appelés diacritiques: trait horizontal au-dessus, point au-dessous ou au-dessus, tilde sur le n.

            Pour le pali : qui compte 41 phonèmes

            On distingue des :

            - voyelles courtes (se prononçant un peu différemment quand elles sont en rouge) : a  e(comme « é »)  i o (comme « or ») u (comme « ou ») y (considérée comme unesemi-voyelle) 

            - voyelles longues, avec un trait horizontal au-dessus :       ā   ī  ū  (2 fois plus long)

            - consonnes:   b  c d  g  j  k  l  m  n  p  r  s  t  v 

avec comme particularités : c se prononce « tch ». Exemple:citta (tchi-ta), cetanā (tche-ta-na). v située entre une consonne et une voyelle se prononce non pas « v »mais « ou ». Exemple: tvaṃ (tou-an).

            - consonnes doubles :   bh  ch  dh  gh  jh  kh   lh   ph  th

            Le 2è h donne un son aspiré.

            - consonnes avec signes diacritiques    ḍh    ḷh       ñ            ṭh 

            point au-dessous: prononciation dite palatine, c-à-d pointe de la langue sur le palais au lieu de derrière les dents;

            point sous m ou n : comme « ang ». Exemple: ase prononce « ang »

            tilde ñ : comme « gn ». Exemple: aññose prononce « agneau ».

            Pour le sanskrit : qui compte 48 phonèmes

        L'alphabet est le même, avec

            - ajout d'une voyelle avec un point au-dessous : se prononce « ri »; avec sa forme longue  : « ri-i-i »

            - et la consonne s avec les signes diacritiques, point au-dessous : , ou accent aigu au-dessus: ś, qui se prononcent tous les deux « sh ».

            - pour le vaprès une autre consonne, c'est la même chose qu’avec le pali, mais plus fréquent. Exemples: sattva (sa-toa), svabhāva (soa-ba-va), advaita (a-doaï-ta).

En résumé, on peut dire que :

            - Le sanskrit, l'une des langues les plus anciennes dans le monde, de la grande famille des langues indo-européennes, a été la langue-mère de presque toutes les langues indiennes, dont les prakrits, qui étaient des langues locales, dont parlait le Bouddha. Mais il n'a été utilisé, dans sa forme hybride bouddhique qu'à partir des premiers siècles de notre ère, pour traduire et composer les textes bouddhiques du Mahāyāna, en écriture brahmi.

­            - Le pali, apparu seulement depuis le 3è s. avt notre ère, était une composition de plusieurs prakrits et utilisé spécifiquement pour rédiger les textes bouddhiques, notamment le canon pali, propre au Theravāda. Longtemps transmis par voie orale, ces textes n'ont été mis en écrit qu’à partir du Ier siècle avant notre ère sur des feuilles de palmier, complétés, puis compilés et fixés définitivement au Ier siècle de notre ère, en écriture Sri-Lankaise.

            - La plupart des manuscrits bouddhiques trouvés dans le Gandhāra et en Asie Centrale, datant des premiers siècles de notre ère, étaient en gāndhārī avec une écriture kharoṣṭhī, sur écorce de bouleau.

            Concernant les traductions du pali et du sanskrit:

            Du fait de leur appartenance à la même famille indo-européenne, avec une écriture alphabétique, on comprend qu'il est plus facile de traduire un texte en sanskrit ou en pali en langue européenne qu'en chinois, dont l’écriture est logographique (chaque caractère représentant un mot complet).

            Pour traduire certains termes difficiles, les moines-traducteurs comme Kumārajīva ou 玄奘Xuánzàng(vn: Huyền Trang),ont dû faire appel à des termes chinois existants, notamment du taoïsme, ou bien en faisant simplement une transcription phonétique (comme: Bodhisattva, prajñā, pāramitā).

            Il arrive malheureusement que certains termes bouddhiques traduits en chinois ont perdu leur signification initiale etrisquent d’induire en erreur. Par exemple: saṃjñā, perception, a été traduit en chinois parxiǎng (vn: tưởng), pensée, imagination; saṃskāra, formations mentales, a été traduit en chinois parxíng, (vn: hành), action, marche, ce qui est tout de même très différent...

            Ceci montre que pour bien appréhender le vocabulaire bouddhique, il vaut mieux remonter directement aux sources, c-à-d aux langues indiennes, le pali pour les écrits Theravāda et le sanskrit pour les écrits Mahāyāna.

  

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Le karma

            Comme vous le savez, le karma (en skt, kamma en pali) est une notion répandue et d’une importance majeure dans le bouddhisme.

            Par exemple au Viêt-Nam, tout le monde connaît par cœur ce passage du célèbre long poème Kiều de Nguyễn Du:

« Đã mang lấy nghiệp vào thân,

Cũng đừng trách lẫn trời gần trời xa.

Thiện căn ở tại lòng ta,

Chữ tâm kia mới bằng ba chữ tài ».

traduit ainsi: « Une fois endossé votre karma, ne récriminez point le Ciel.

                        Les racines du bien sont en chacun de nous.

                        Un grand cœur vaut trois fois plus qu’un grand talent ».

            Ainsi, tout le monde parle du karma, tout le monde attribue au karma ce qui nous arrive d’heureux ou de malheureux dans la vie, mais en fin de compte, comprenons-nous vraiment bien ce qu’est le karma?

            Qu’a dit le Bouddha à propos du karma? Comment l’a t-il expliqué, et intégré à sa doctrine? Comment peut-on mettre en pratique la compréhension du karma?

Nous allons tâcher de répondre à ces questions, sur un sujet plus complexe qu’il ne le paraît au prime abord.

Historiquement, la notion de karma existe avant le bouddhisme

Il est important de noter que la notion de karma était déjà solidement ancrée dans l’âme indienne, longtemps avant l’apparition du bouddhisme, comme l’atteste sa présence dans les anciens livres sacrés de l’Inde, les Veda et les Upaniṣad.

D’autres notions familières pour nous, comme le saṃsāra, la réincarnation, mokṣa, la délivrance, māyā, le monde des illusions, dharma, les choses ou la loi, avidyā, l’ignorance, et même nirvāṇa, l'extinction, faisaient déjà partie du vocabulaire philosophique et religieux de l’époque.

Ainsi, le karma etle saṃsāra, qui étaient intimement liés l’un à l’autre, n’étaient pas spécifiques du bouddhisme, mais communs à presque toutes les philosophies et religions de l’Inde, dont ils formaient le socle théorique.

Le Bouddha Gotama les a simplement intégrés dans sa doctrine, tout en apportant quelques modifications, notamment sur le karma.

Le karma dans les autres philosophies et religions

Etymologiquement, karma (s), kamma (p) vient de la racine kṛ (se prononce kri), qui signifie « faire, agir ».

- Dans les Veda, le karma exprime l’acte sacrificiel qui, en vertu de la rita (ordre cosmique), rejaillit sur le bénéfice accordé par les dieux.

- Dans les Upaniṣad, d’apparition plus tardive, le karma est l’action individuelle d’une portée plus transcendante. C’est lui qui détermine la position de chacun dans les renaissances ultérieures, suivant le principe « Telle fut l’action accomplie par l’homme, telle sera son existence future ». Les réincarnations futures sont déterminées par la qualité du karma de chaque individu.

- Dans le jaïnisme, doctrine hétérodoxe contemporaine du bouddhisme, le karma revêt une importance particulière. C’est une sorte de matière subtile qui, générée par les actes passionnels, se colle sur l’âme individuelle et s’accumule au fur et à mesure, traversant de multiples renaissances et générant à son tour joie et souffrance.

Afin de libérer l’âme du corps pour aller au sommet de l’univers où elle demeure pour toujours, le disciple jaïn doit épuiser ses karma, en pratiquant l’ascèse et une observance stricte des règles de conduite, dont la non-violence (ahiṃsā), le respect de toute forme de vie.

Le karma selon lebouddhisme

La notion de karma a été reprise par le Bouddha, qui déclarait que : « Les êtres sont propriétaires de leur karma, héritiers de leur karma; le karma est la matrice d’où ils sont nés, le karma est leur ami, leur refuge. Quel que soit le karma qu’ils réalisent, bon ou mauvais, ils en seront héritiers » (Majjhima-nikaya, 135).

Néanmoins, il a réinterprété le karma, en y apportant des corrections substantielles, si bien que l’on pourrait parler de caractéristiques du karma bouddhique.  

Les trois particularités du karma bouddhique

Karma signifie donc action, mais dans le sens bouddhique du terme, il ne s’agit pas de n’importe quelle action :

1) Premièrement, il s’agit d’une action volontaire, intentionnelle. Autrement dit, pour qu’il y ait un karma, il faut qu’il y ait une volonté d’agir, une intention. Le Bouddha l’a lui-même souligné : « C’est la volition, ô moines! que j’appelle karma (Cetanāhaṃ, bhikkhave, kammaṃ vadāmi). Car à travers la volition, on agit au moyen du corps, de la parole, du mental… » (Anguttara-nikaya, VI.63).

La volition (cetanā) fait partie du groupe des formations mentales (saṅkhāra), dont on a dénombré environ 50, qui est l’un des 5 agrégats (khandha) constituant l’individu.

Une action involontaire, non intentionnelle, n’est donc pas un karma. C’est là la différence fondamentale avec le brahmanisme et le jaïnisme. Pour un hindouiste ou un adepte jaïn, toute action, même involontaire, est un karma. Si par mégarde il a écrasé un animal en marchant dessus, il serait tenu responsable d’un mauvais karma. Par contre pour un bouddhiste, il n’y a pas eu de karma, car l’acte de tuer était involontaire.

            2) Deuxième point important: contrairement à une notion répandue, le karma n’est pas le résultat du karma (le résultat du karma est vipāka, maturation et phalla, fruit). 

            Dans le Mahāyāna chinois, où le karma est traduit par (vn: nghiệp), on a souvent une conception plutôt négative et passive du karma.

            On entend souvent dire: « C’est mon karma. Je suis en train de payer les mauvaises actions de mes vies antérieures ». C'est un contresens, puisque le karma est l’acte lui-même et non pas son résultat.De plus dans l’esprit du bouddhisme, le résultat d’une action n’est jamais la récompense ou la punition par les dieux ou des forces surnaturelles quelconques.

           Le karma est donc à prendre dans un sens actif, dans une action à engager, et non pas dans un sens passif, comme une conséquence à subir.

3) Troisième point important: il s’agit d’une action soit bonne ou favorable, kusala, soit au contraire mauvaise ou défavorable, akusala, créant une force karmique.

Le critère « bon » ou « mauvais » n’est pas d’ordre moral ou juridique, mais psychologique, par rapport à la souffrance causée. Une action « bonne » (kusala) est celle qui délivre de la souffrance, une  action « mauvaise » (akusala) est celle qui conduit à la souffrance.

Par contre, une action ni bonne ni mauvaise, que l’on peut appeler karmiquement  neutre, n’est pas un karma.

Le mécanisme du karma : la loi de cause à effet

Le mécanisme qui régit le karma est le principe universel de causalité, ou loi « de cause à effet ». Cette loi stipule que chaque cause produit un effet spécifique. Dans le bouddhisme originel, on l’exprime par l’image d’un fruit qui « mûrit dans cette existence, dans la prochaine existence ou dans les existences ultérieures ».

Ultérieurement, avec le Sarvāstivāda, une branche du bouddhisme ancien (qui soutient que le présent, le passé et le futur existent en même temps ; par exemple, dans une femme existent à la fois le bébé à la naissance, la jeune fille, la femme mûre et la vieille femme...), est apparue une autre représentation de la causalité, celle du noyau et du fruit.

Celle-ci a été reprise par le bouddhisme Mahāyāna chinois, où l'on utilise pour illustrer le karma, les mots : , yīn (vn: nhân) qui signifie à la fois « cause » et « graine », et , guǒ (vn: quả) qui signifie à la fois « effet » et « fruit ».

Ainsi un pépin d’orange produit un oranger, lequel produit une orange avec ses pépins, et ainsi de suite. Il ne peut produire un manguier, qui provient d’un noyau de mangue. Telle cause produit tel effet spécifique.

Il est à noter que cette représentation « graine – fruit » n’existe pas dans le bouddhisme originel : la cause ou raison est appelée en pali hetu ou mūla,  qui signifie aussi «racine».

Ce sont les « Trois racines » ou timula (traduites en chinois : les « Trois Poisons »三毒sāndú (vn: tam độc): l’avidité ou la cupidité (lobha,vn: tham), la colère ou la haine (dosa, vn: sân), l’ignorance ou l’illusion (moha, vn: si), qui sont à l’origine de la souffrance humaine.

Pour se délivrer de la souffrance, il faut arracher, extirper les racines du mal présentes en soi.

A l’inverse, il existe aussi en chacun de nous des « racines du bien » (kusala-mula,善根shàngēn, vn: thiện căn), qui sont : alobha, adosa, amoha (a privatif). 

A noter une autre différence: d’après le Mahāyāna, il peut y avoir à côté du karma individuel, un karma collectif, (ch: gòngyè,vn: cộng nghiệp). Par exemple, ungroupe d’individus ou une population peut par son actiongénérer une force karmique, entraînant des conséquences sur des générations à venir.

Cette conception est tout à fait étrangère au bouddhisme originel et au Theravāda. Selon eux, le karma est strictement individuel, et ne rejaillira que sur son auteur, et non pas sur les autres. Autrement dit, chacun est le seul responsable de son karma.

La conditionnalité ou la « co-production conditionnée »

Outre les caractéristiques bouddhiques du karma, le Bouddha  a également apporté des précisions sur son mécanisme, en ajoutant la conditionnalité à la causalité.

Le principe de la production conditionnée (paṭicca-samuppāda,緣起yuánqǐ, vn: duyên khởi), quiest au cœur même de la doctrine bouddhique, sera présenté en détail lors d’une prochaine séance.

En gros, la condition (paccayā) est ce qui fait qu’un objet (ou un phénomène) dépend d’un autre objet, et ne peut exister sans ce dernier. Cela montre que tous les phénomènes sont conditionnés et interdépendants.

Paccayā est traduit par yuán(vn: duyên) dans le bouddhisme Mahāyāna chinois, mais interprété différemment, comme un facteur favorisant le passage de la cause à l’effet (par exemple, c’est grâce à la terre, à l’eau, au soleil, etc. que la graine devient l’arbre et produit le fruit).

Le karma, entre la causalité et la conditionnalité

A première vue, la loi de cause à effet et le karma sont nécessaires pour expliquer le saṃsāra, et soutenir l’enseignement de base du bouddhisme, les 4 Nobles Vérités.

Ce sujet, les 4 Nobles Vérités, vous sera aussi traité en détail lors d’une prochaine séance, mais en gros, c’est la loi de cause à effet qui explique l’origine de la souffrance et la voie qui conduit à l’extinction de la souffrance.

Il y a quelque temps, le Maître Zen Thích Thanh Từ a écrit un livre intitulé « S’entraîner au bouddhisme, c’est modifier son karma » (Tu là chuyển nghiệp). Cela veut dire que le but de l’entraînement mental est de changer son karma, c’est-à-dire de modifier son mental, au niveau de ses intentions.

Néanmoins, si l’on se réfère à l’enseignement central du bouddhisme, la production conditionnée, alors des ajustements sur le karma, par rapport aux conceptions anciennes, s’imposent.

En effet, prenons comme exemple, un noyau de fruit qui germe dans la terre, va devenir un arbre, lequel va fleurir, et chaque fleur donnera un fruit. Ou bien un œuf qui s'éclot en un poussin, qui va grandir en une poule, laquelle pondra à son tour un œuf.

  

La graine est-elle vraiment la cause de l’effet fruit ? La poule est-elle l’effet de la cause œuf ? En fait, il ne s'agit pas d'une entité-cause qui est à l'origine d'une autre entité-effet, mais simplement d'une évolution, d'une transformation de la même entité d’un état à un autre.

La relation de causalité-même entre les choses est réfutée par Nāgārjuna, moine philosophe indien du 2è-3è s. de notre ère, et chef de file de l’Ecole du Milieu (Mādhyamaka). Pour lui, la causalité n'est qu'une fabrication de l'esprit. C'est la conditionnalité qui relie les phénomènes entre eux.

D'ailleurs, l’origine de la souffrance, dukkha, se trouve en la souffrance-même, et ne lui est pas extérieure. Pour le Bouddha, « Celui qui voit dukkha,voit aussi l’origine de dukkha. Il voit aussi la cessation de dukkha et le sentier qui y conduit. »

L’action existe, mais pas l’acteur

En poussant le principe de non-soi (ou de non-substantialité du soi),anattā,jusqu'au bout, on trouve ces constatations paradoxales dans le principal traité du Theravāda, le Chemin de la Pureté (Visuddhimagga, vn: Thanh Tịnh Đạo), rédigé au 5è siècle par Buddhaghoṣa:

 « Il y a de la souffrance, mais personne qui ne souffre.

L’action existe, bien qu’il n’y ait pas d’acteur.

L’extinction est, mais personne n’est éteint.

Bien que la voie existe, personne n’y chemine. » (XVI)

C’est troublant. Car s'il n'y a pas d'acteur du karma, sur qui va tomber ses conséquences? Qu’en est-il de la responsabilité des actes? Et peut-il vraiment exister une action sans acteur?

Dans ces écritures tardives en pali, il a été aussi évoqué l'existence d'une conscience liée à la renaissance (paṭisandhi-viññāṇa), qui n’est pas un « soi », mais qui peut se transmettre dans une autre vie, en raison de forces karmiques, telle un écho qui suit une voix.

Et comme l'expliquait le moine Nāgasena au roi Milinda (1er s. de notre ère), « de même que la flamme d’une lampe à chaque veille de la nuit, ce qui transmigre d'une vie à une autre n'est ni la même ni une autre chose (na ca so na ca añño) ».

En réalité, il faut se rappeler que le Bouddha a toujours refusé de répondre aux questions métaphysiques abstraites, notamment sur le devenir d'un être vivant après sa mort, ou sur l'identité ou non entre l'âme et le corps.

C’était une volonté délibérée du Maître de les rejeter, afin de se concentrer sur la seule chose qui mérite notre attention: la délivrance de la souffrance.

Le bouddhisme est avant tout une philosophie de l’action, pragmatique et basée sur l’expérience.

Revenons donc à cette question essentielle:

En pratique, qu'apporte la notion de karma ?

Pour les personnes qui croient à la réincarnation, la notion de karma peut fournir une explication à leurs malheurs, et les réconforter, en apportant l’espoir en la renaissance dans une meilleure vie.

Par crainte de mauvaises réincarnations et par désir de bien renaître, on évitera de commettre de mauvaises actions et cherchera à en effectuer de bonnes.

Dans l’ensemble, que ce soit le karma limité à cette vie-même ou qui se prolonge d’une vie à une autre, la croyance au karma est globalement bénéfique, en jouant un rôle de garde-fou moral, et en menant à une bonne conduite éthique.

Le karma est dans le mental

Mais si l’on comprend bien le fond de la pensée du Bouddha, pour qui tout est dans le mental, ici et maintenant (sanditthiko), il paraît clair que le karma fait partie du fonctionnement mental de chacun, se manifestant à chaque instant par des phénomènes physico-psychiques régis par les liens de causalité et de conditionnalité.

Ainsi, une pensée, une parole ou une action mal intentionnée entraînera aussitôt dans notre esprit des émotions négatives, génératrices de souffrance. Inversement, une pensée, une parole ou une action bien intentionnée suscitera des émotions positives, de la joie et de la sérénité.

Ce sont sans doute ces premières stances du Dhammapada (法句Făjù jīng, vn: Kinh Pháp Cú),qui illustrent le mieux le karma :

« Qui parle ou agit avec un esprit mauvais,

La souffrance le suit pas à pas,

Comme la roue suit le sabot du bœuf.

Qui parle ou agit

Avec un esprit pur,

Le bonheur s’attache à ses pas,

Comme l’ombre qui jamais ne le quitte »(1-2).

Être attentif et garder le contrôle du mental à chaque instant, sont les tâches essentielles du pratiquant bouddhiste.

Le karma doit être pris dans le sens actif, de l'action, et non dans le sens passif, de la résignation.

Chacun est responsable de son karma et de ses conséquences, comme il est responsable de son état mental.

 

 

                                                                                              Trinh Dinh Hy

                                                                                              14 Mars 2021

 

 

 

Bibliographie

I) Langues indiennes du bouddhisme

- Articles sur "Ecritures du sanskrit", "pali", "prakrit", dans Wikipedia

- Indo-Aryan languages (Encyclopædia Britannica Online)

https://www.britannica.com/topic/Indo-Aryan-languages

- Les manuscrits pali dans leur environnement

Jacqueline Lee Fung Kai

Mémoire d'étude Diplôme de conservateur de bibliothèque (2009)

II) Le karma

- Karma in buddhism - Wikipedia

https://en.wikipedia.org/wiki/Karma_in_Buddhism

- Kamma as a reaction to brahmanism

in How buddhism began - Richard F. Gombrich, Routledge, London, NY           (1996, 2006)